Spécial 8 mars, 2012
Amelia Robles, « la colonelle » afro-mexicaine de l’armée de Zapata
18/03/2012
Par Jimena Vergara Ortega [1]
Une chanson traditionnelle mexicaine dit que « son nom était une orchidée parfumée » et rappelle ã ceux et celles qui sont fidèles à l’histoire de la Révolution de ne pas oublier d’aller « fleurir sa tombe abandonnée ». Pendant très longtemps en effet, « l’histoire populaire » de la Révolution mexicaine, notamment son versant zapatiste, a été passée sous silence par l’historiographie officielle [2]. Dans ce cadre, on peut imaginer combien le rôle des femmes a été remisé au second plan. Elles ont été nombreuses pourtant ã y participer, notamment en tant que « soldaderas ». Amelia Robles est l’une d’entre elle, et non des moindres. Au moment où le feu des projecteurs est braqué sur le niveau de violence inouï que connait le pays, fruit de la guerre interne que se livrent l’Etat fédéral et les cartels de la drogue qui lui sont liés, avec la complicité de l’impérialisme américain, cette histoire « abandonnée » est susceptible d’inspirer d’autres femmes, comme celles de la Commune de Oaxaca en 2006 et bien d’autres encore, au Mexique comme ailleurs.
Amelia est née le 3 novembre 1889, ã Xochipala, dans l’Etat de Guerrero, une zone rurale, au Sud de la capitale. Son père, un paysan aisé propriétaire de quarante-deux hectares et d’une distillerie de mezcal, décède lorsqu’elle est encore enfant. La vie à la campagne avait donné ã Amelia la possibilité d’apprendre des choses alors interdites aux femmes : monter ã cheval et manier les armes. Selon certains, elle commença ã utiliser un fusil avant tout pour défendre sa mère et ses sœurs des mauvais traitements que leur infligeait son beau-père.
Quand la révolution commence, en 1910, Amelia a 21 ans. C’est ainsi qu’elle résume son engagement : « le cirque a commencé et j’y suis entrée. Au début ça me paraissait fou, mais après j’ai compris ce que les révolutionnaires défendent et alors j’ai défendu le plan d’Ayala, [le programme qui servit de fil directeur à l’aile zapatiste de la révolution]. [Le général] Huerta avait tué Madero [élu président peu auparavant] et je me suis opposée ã Huerta. Carranza [un des leaders de l’aile réformiste de la Révolution mexicaine] n’était qu’un mystificateur de la Révolution et alors j’ai combattu contre lui ».
Il existe plusieurs versions quant à la manière dont Amelia aurait été recrutée par les révolutionnaires. Celle qui paraît la plus sérieuse dit qu’elle aurait été engagée par le général Juan Andrew Almazán lorsqu’il entra ã Xochipala et que le peuple prit les armes. En 1913 elle rejoint l’Armée de Libération du Sud de l’Etat de Guerrero, dirigé alors par les principaux dirigeants zapatistes comme Jesús Salgado, Heliodoro Castillo et Encarnación Díaz. Après avoir organisé un groupe de combattants ã Xochipala, Amelia se place sous les ordres du général Salgado et participe avec son détachement ã plus de vingt-cinq opérations militaires.
Une des batailles les plus célèbres et populaires à laquelle elle participe est la prise de Tlacotepec. Ce jour-là , la ville est tombée aux mains des révolutionnaires, mais l’église continue ã résister, avec les soldats fédéraux à l’intérieur. Manquant de munitions, les zapatistes décident de cesser le feu. Pour faire sortir les soldats retranchés dans le bâtiment religieux qu’ils assiègent, ils catapultent sur la voûte de l’église un sac plein de piments verts, préalablement trempés dans du pétrole, de façon ã ce qu’en brûlant ils libèrent une terrible fumée et contraignent les fédéraux ã sortir. Véritable lacrymogène improvisé de la Révolution mexicaine, mais utilisé contre les défenseurs de l’ordre établi…
Le coup d’Etat perpétré par Victoriano Huerta contre Madero en février 1913 affaiblit néanmoins considérablement les forces zapatistes. Une fois réorganisées, elles repassent à l’offensive et Amelia joue un rôle remarquable ã Tixtla et Chilpacingo dans l’armée du général Salgado, désigné par Zapata pour diriger la campagne. Pendant cette période, Amelia reçoit le grade de major au sein des forces zapatistes, notamment pour avoir fait preuve d’un courage extrême sur le champ de bataille, au point de parvenir ã voler le cheval du chef des fédéraux, le Colonel Zenón Carreto. Plus tard, Amelia reçoit le grade de colonel alors qu’elle sert sous les ordres du général Castillo qui lui avait appris, disait-elle, ã « devenir une véritable révolutionnaire ».
Après ces victoires, en 1914, l’Armée de Libération du Sud avance sur la capitale, forçant Carranza ã évacuer la ville. C’est ã cette époque qu’a lieu la rencontre mémorable entre Emiliano Zapata et Pancho Villa, qui descend avec ses troupes, du Nord du pays. Amelia est bien entendu de la partie. C’est alors qu’elle prend la tête de détachements de six cents hommes, dont de nombreux vétérans zapatistes. Ses compétences en lecture de carte et en topographie lui permettent d’être à l’origine de plusieurs embuscades d’envergure tendues contre les troupes fédérales. Nombreux sont les témoins qui à l’époque évoquent sa bravoure, ses capacités de direction et ses qualités militaires.
C’est lors d’une de ses dernières campagnes qu’Amelia Robles décide de changer de nom. Elle adopte alors celui de « Colonel Amelio Robles ». Elle connaît peu après Ángela Torres qui fut, par la suite, sa compagne pendant plus d’une dizaine d’années. « Le colonel » est ainsi une des premières femmes ã vivre publiquement son homosexualité, au grand jour, dans ce Mexique révolutionnaire du tout début du Xxe siècle.
Amelia décède le 9 décembre 1984, à l’âge de 95 ans. La journaliste Gertrude Duby disait d’elle qu’il « fallait voir cette femme légendaire dont le nom était connu jusque dans les montagnes du Chiapas ». Aujourd’hui encore, de Chilpancingo jusqu’aux montages du Sud mexicain, on continue ã baptiser les nouveau-nées « Amelia Robles » de mère en fille.
La Colonelle est entrée de plein pied dans le torrent de la Révolution, tirant au pistolet d’une main, tenant son cigare dans l’autre selon Elena Poniatowska. C’est ainsi qu’elle a forgé son caractère exceptionnel, à la tête de détachements de combattants révolutionnaires. C’est d’ailleurs ã nous aujourd’hui, révolutionnaires mexicain-e-s du XXIe siècle, de tirer toutes les leçons de cette période et parachever ce qu’Emiliano Zapata et l’Armée de Libération du Sud ont commencé il y a un peu plus de cent ans. Amelia Robles, quant ã elle, fait vivre « une autre histoire », non pas celle qui s’écrit « par en haut », pour justifier l’exploitation et l’oppression, mais celle qui se construit dans la lutte de classes, dans ces moments exceptionnels où les masses deviennent les protagonistes de leur propre destin et la voix des damné-e-s de la terre se fait entendre.
NOTASADICIONALES
[1] Jimena Vergara Ortega fait partie de la direction de la Ligue des Travailleurs Socialistes-Contre le Courant (LTS-CC, www.ltscc.org.mx ) du Mexique. Elle a participé en 2000 à la grande grève de l’Université de México (UNAM) et ã son Conseil Général de Grève (CGH), ce pour quoi elle a été arrêtée à la suite de la répression qui s’est abattue sur le mouvement étudiant. Elle a participé, avec Andrea D’Atri, à l’élaboration de Luchadoras. Historia de mujeres que hicieron la historia, Ediciones del IPS, Buenos Aires, 2006. Cet article est tiré de l’autre ouvrage dont elle est co-auteure, publié pour le centième anniversaire de la Révolution mexicaine, México en llamas (1910-1917). Interpretaciones marxistas de la historia, Ediciones Armas de la Crítica, México DF, 2010. (NdR)
[2] En français on se référera à l’excellent ouvrage d’Adolfo Gilly, La Révolution mexicaine. Une révolution interrompue. Une guerre paysanne pour la terre et le pouvoir, Syllepse, Paris, 1995 ainsi qu’à Americo Nunes, Les révolutions du Mexique, Ab irato, Paris, 2009. Les deux ouvrages, publiés à l’origine dans les années 1970, inscrivent dans l’histoire de la lutte des classes ce qui a été la première révolution du XXe siècle, sept ans avant la Révolution d’octobre en Russie [NdR].