FT-CI

La chute de Berlusconi

Pourquoi la démission du Cavaliere ne signifie pas la fin des politiques anti-ouvrières et antipopulaires en Italie ?

13/11/2011

Par Ciro Tappeste

Silvio Berlusconi est la seconde victime collatérale de haut vol de la crise qui est en train de secouer la zone euro et, plus largement, l’Union Européenne. Accroché au pouvoir depuis des mois en dépit d’une majorité parlementaire brinquebalante, ce sont ses plus étroits collaborateurs qui l’ont poussé vers la sortie le 8 octobre à la suite de son entrevue avec le Président de la République Giorgio Napolitano. Ce dernier, à la suite des pressions réitérées exercées par les différents gouvernements de l’UE, notamment par Paris et Berlin, a ouvertement exigé de lui qu’il se retire.

L’Italie n’est pas seulement durement touchée par la crise actuelle qui aggrave encore plus l’état de santé anémique de son économie dont la croissance est largement à la traine par rapport ã ses partenaires de l’UE depuis plus de quinze ans. L’instabilité politique qui caractérise depuis de longs mois déjà le gouvernement Berlusconi a ouvert des brèches dans lesquelles s’est engouffré le capital financier international qui a intensifié au cours des dernières semaines ses attaques contre la dette italienne. Après les graves problèmes qui secouent la Grèce et dont Athènes n’est pas sorti, l’UE craint que la chute de la troisième économie de la zone euro, une des principales puissances impérialistes au niveau mondial, n’ait de conséquences désastreuses pour l’ensemble du continent, ã commencer par la France et l’Allemagne.

Pourquoi Berlusconi a-t-il mis autant de temps ã tomber ?

La question mérite en effet d’être posée. Comment, après une longue suite de scandales politiques, sexuels et mafieux dont lui et ses plus proches collaborateurs se sont retrouvés au centre, le Cavaliere ne tombe que maintenant, et sans pour autant que sa démission ne soit effective immédiatement ? Les raisons de cet apparent paradoxe italien du point de vue du jeu politique bourgeois « normal » dans n’importe quel pays impérialiste s’explique par différents facteurs.

Berlusconi a très largement gagné les élections anticipées de 2008 à la suite de la chute de Prodi. Il est arrivé ainsi au pouvoir pour la troisième fois avec le soutien de la Ligue du Nord, en étant à la tête d’un bloc social qui ne coïncide pas complètement avec les intérêts du grand capital italien. Le grand patronat, concentré au sein de Confindustria, profondément européiste et partisan de réformes de structure (que le gouvernement de gauche de Prodi qu’il avait appuyé n’avait pas pu mettre en œuvre), a ainsi dû accepter de mauvaise grâce la victoire du Cavaliere, symptôme de son incapacité ã exercer une hégémonie globale sur l’ensemble des autres fractions du capital dans la péninsule, notamment sur le petit et moyen patronat du Centre-Nord du pays.

La base de Berlusconi plonge ainsi ses racines dans cette structure économique italienne faiblement productif non pas tant parce que toute une batterie de mesures anti-ouvrières n’auraient pas déjà été adoptées. En effet, il ne reste plus grand-chose des conquêtes ouvrières et populaires héritées de l’Après-guerre et des luttes des années 1970. Cette structure productive est en fait profondément liée ã un patron capitaliste industriel et de services qui n’a pas connu les transformations qui ont caractérisé les autres pays d’Europe de l’Ouest dans les années 1980 et 1990. C’est-là que réside la base du berlusconisme. Il s’agit d’une combinaison d’intérêts particuliers propres, liés ã son empire économique et ã Mediaset, et d’un tissu patronal, lié aux classes populaires, dont les intérêts ne concordent pas totalement avec ceux du grand patronat et dont l’expression paradigmatique est la Ligue du Nord. C’est de ce patron productif que dérivent également les raisons pour lesquelles la crise est latente en Italie depuis deux décennies et frappe aujourd’hui aussi fort.

Face ã ce bloc réticent ã toute idée de réforme structurelle réclamée ã cors et ã cris par Confindustria et l’UE, le centre-gauche bourgeois incarné par le Parti démocrate (PD), qui regroupe l’ancien PCI et la DC, a été incapable de proposer au cours de ces longs mois de crise une alternative de pouvoir crédible, y compris aux yeux de l’establishment italien. Le PD est bien trop faible du point de vue du bloc social qu’il entend représenter, discrédité par plusieurs législatures de centre-gauche qui, pour les classes populaires, n’ont coïncidé qu’avec une période de dégradation constante de leurs conditions de vie et de travail. En ce sens, ni avant ni maintenant, le PD et ses alliés ne seraient assurés d’obtenir une majorité claire dans les urnes afin de mener ã bien les réformes qu’exigent le patronat et les partenaires européens de Rome. D’où leur frilosité à l’idée d’élections anticipées. D’où les raisons du chantage de Berluscini et surtout de la Ligue du Nord qui ont agité le spectre des élections comme un épouvantail et continuent aujourd’hui de le faire.

Guerre de positions et scandales à la chaine : le pari d’un gouvernement technique

C’est donc ainsi qu’il faut entendre la stratégie d’usure parlementaire, lente, onéreuse et assez peu efective mise en œuvre depuis des mois par le PD et Confindustria. Tous deux se sont bien gardés de réclamer la chute de Berlusconi. L’objectif était de lui soutirer progressivement des soutiens au sein de son propre groupe parlementaire afin de le forcer à la démission pour mettre sur pied un gouvernement technique ou d’unité sans pour autant devoir avoir recours ã des élections anticipées. C’est cette guerre d’usure qui a fait fondre le groupe parlementaire berlusconien qui est passé de 344 députés au début de la législature en 2008 ã moins de 310 aujourd’hui, c’est-à-dire sous le seuil critique du niveau minimal requis pour se maintenir au pouvoir.

Pour mener ã bien cette guerre d’usure qui s’est traduite par toute une série d’escarmouches échevelées et hallucinantes ã mesure où les scandales apparaissaient, c’est toutes les casseroles de Berlusconi que le grand patronat, sa presse et les partis d’opposition ont fait sortir au grand jour. Il s’agit, soit dit au passage, de casseroles qui ne sont pas tant l’apanage de Berlusconi que le symptôme de toute une classe politique italienne qui ne s’est jamais vraiment remise de Tangentopoli, de l’Opération Mains Propres et de la transition de la Première République ã une chimérique Seconde République au début des années 1990. Le gros problème c’est que cette guerre de position a duré beaucoup plus longtemps que prévu et pendant ce temps, la crise avançait et le pays s’enfonçait un peu plus sous les coups portés par les marchés.

Le PD et la bourgeoisie italienne, faisant preuve d’assez peu d’imagination, ont donc voulu réitérer le pari de décembre 1994 lorsque le retrait de l’appui parlementaire de la Ligue du Nord au premier gouvernement Berlusconi amena à la chute du Cavaliere. C’est ce qui permit la mise en place d’un gouvernement technique mené par lamberto Dini qui a ouvert la première (et unique) vague de réformes capitalistes profondes au cours des vingt dernières années et que par la suite les gouvernements de centre-gauche de Prodi (1996-1998) et D’Alema (1998-2001) n’ont fait qu’approfondir.

Mais cette fois-ci le pari a mis beaucoup plus de temps ã porter ses fruits car Berlusconi lui aussi avait tiré des leçons du passé. La Ligue est ainsi restée jusqu’au bout dans la coalition et ce n’est que Gianfranco Fini, l’ex-fasciste d’Alliance Nationale, qui a pris son indépendance en créant un groupe parlementaire propre (FLI), privant ainsi Berlusconi d’autant de députés et de sénateurs, bien que de façon non décisive. Le Cavaliere lui n’a pas hésité ã contrattaquer en s’achetant des fidélités, en retournant des députés, ã grands coups de maroquins ministériels et de prébendes moins avouables afin de limiter la casse.

Cela a contribué ã montrer combien la Première République, que la bourgeoisie italienne croyait avoir enterrée, n’avait pas vraiment disparu. Le gouvernement dépendait, comme avant, des négociations de couloirs et des discussions en sous-main à la buvette de Montecittorio, le Parlement italien. Tout ceci n’a fait que discréditer un peu plus le pays. En s’éternisant cette guerre judiciaire et parlementaire menée dans un contexte bien différent de celui de 1994 a fragmenté un peu plus le front interne du grand capital, parfaitement déboussolé. C’est ainsi qu’on a pu voir une Marcegaglia, la dirigeante de Confindustria, sous le feu roulant de ses pairs, soit qu’elle était jugée trop tendre ou pas assez à l’égard Berlusconi. Montezemolo, ancien dirigeant de Fiat, envisage quant à lui de se lancer en politique, en incarnant une espèce de berlusconisme de centre-gauche, comme Della Valle d’ailleurs, autre grand patron italien. De son côté, Marchionne, actuel dirigeant de Fiat, en a profité pour se retirer de Confindustria, du jamais vu en cent ans d’existence. Parallèlement, l’instabilité politique a favorisé les attaques spéculatives du capital financier international contre l’Italie. Aujourd’hui cette étape se clôt temporairement sous la pression de Paris et de Berlin, les deux capitales s’étant rendu compte qu’un approfondissement ultérieur du chaos italien après l’embourbement grec pourrait coïncider avec le coup de grâce de la zone euro.

Le Président Napolitano qui agit en ultime instance comme le dernier bastion de stabilité institutionnel et en porte-parole officieux de Confindustria est complètement opposé ã toute idée d’élections anticipées. Plus encore qu’en Grèce où des élections à l’issue incertaine continuaient ã être revendiquées jusqu’à il y a peu par l’opposition de droite d’Antonis Samaras, il est hautement probable qu’aucune majorité claire ne sortiraient des urnes en cas d’élections anticipées en Italie. C’est en ce sens que l’idée de mettre en place un gouvernement technique fait son chemin, mené cette fois-ci par un ancien fonctionnaire européen, l’ancien Commissaire Mario Monti, nommé sénateur ã vie par Napolitano pour les circonstances.

Malgré tout Berlusconi refuse de jeter immédiatement l’éponge. Avec sa « démission au ralenti » telle que l’a définie Il Corriere della Sera, il essaie de jouer de façon désespérée ses derniers atouts. Il prétend ainsi faire passer la loi budgétaire pour 2012 et le nouveau paquet de mesures d’austérité promis à l’UE avant de démissionner pour de bon, en partie pour redorer son blason in extremis, en partie pour repositionner le PDL, son parti, dans le rôle de « parti responsable », en cas d’élections anticipées.

Marchés et lutte de classe

La grande inconnue réside cependant dans l’attitude des marchés par rapport à la situation italienne et dans l’applicabilité du nouveau paquet d’austérité.

Si pendant une première phase les annonces des plans de rigueur pris par les différents gouvernements de l’UE redonnaient une bouffée d’oxygène et calmaient les marchés, les dernières annonces du gouvernement italien ont au contraire relancé les attaques spéculatives. Le « spread » italien, ã savoir la différence entre le taux d’emprunt sur dix ans des bons de l’Etat italien et de l’Etat allemand, était arrivé le 9 novembre ã un niveau record, fragilisant l’ensemble de la zone euro, et pas seulement la péninsule. L’UE de son côté est incapable de répondre en raison des divergences existantes entre Merkel et Sarkozy au sujet du rôle qui devrait être celui de la BCE dans une telle situation. Tout ceci pourrait précipiter plus rapidement que prévu le dénouement de la crise gouvernementale italienne, en mettant définitivement hors-jeu Berlusconi et en accélérant la constitution d’un nouveau gouvernement autour de Monti, en dépit de l’opposition d’un côté des alliés traditionnels du PDL, la Ligue du Nord, et de l’autre bord de l’échiquier politique, l’opposition de l’IdV de l’ancien juge Di Pietro sans lequel le PD serait bien en mal de gouverner.

Comme le fait entendre sans ambages Il Sole 24 Ore, le quotidien étroitement lié ã Confindustria, dans son édito du 9 novembre « le temps est le plus grands des privilèges (…) et nous n’en avons plus. L’Europe ne nous accorde plus aucun délai et nous avons trois jours pour établir un calendrier des mesures qui se fassent l’écho des recommandations [formulées par Merkel, Sarkozy et la BCE lors du dernier Sommet de Cannes]. Il s’agit d’un programme ã travers lequel l’Italie devrait réécrire de fond en comble le contrat social que vingt années de réformes n’ont que très partiellement modifié, [ce qui impliquerait transformer radicalement le pays] qui a vu l’augmentation des déséquilibres sociaux (…), qui n’a jamais vraiment su ce que veulent dire les libéralisations, qui alimente un Etat providence sans en avoir les ressources nécessaires (…). Le Premier ministre qui a annoncé sa démission continue ã prendre son temps et quoiqu’il arrive, par-delà cette énième crise politique, la question des réformes est une question clé. Les réformes, tout le monde en a besoin et il faut les appliquer. Au vu de la situation actuelles, les batailles tactiques entre majorité et opposition, les rivalités entre égos et les petits arrangements ne pourraient qu’aboutir au défaut de paiement ».

Cet édito représente tout un programme d’action pour la bourgeoisie dans sa guerre pour que la crise soit payée par les travailleurs et les classes populaires. Il souligne cependant indirectement une autre question : celle de l’acceptabilité du plan d’austérité qui devrait être voté et auquel devraient suivre d’autres mesures anti-ouvrières et antipopulaires. Bien que démoralisée par l’expérience Prodi (2006-2008) qui a gouverné le pays avec l’appui étroit des bureaucratie syndicale confédérales (CGIL-CISL-UIL), et bien que fortement secouée par l’impact de la crise, la classe ouvrière italienne pourrait réagir plus brutalement que prévu aux thérapies de choc qu’on prétend lui imposer.

La jeunesse italienne a déjà démontré sa réactivité avec le mouvementé étudiant de l’automne 2008 (« l’Onda »), les manifestations violentes contre les coupes budgétaires du 15 décembre 2010 ã Rome et dernièrement la mobilisation du 15 octobre, toujours dans la capitale italienne. Il existe d’autre part des luttes ouvrières partielles, portant sur les conditions de travail notamment, dans différents secteurs de l’industrie et des services. Ces luttes ne touchent pas seulement les bastions traditionnels qui sont de retour sur le devant de la scène sociale, à l’image des métallos de la FIOM, au niveau du groupe FIAT par exemple mais également dans les chantiers navals de Fincantieri. La jeune classe ouvrière immigrée, doublement exploitée, continue de faire montre de sa combativité ã travers un certain nombre de luttes radicales en Lombardie, dans le secteur des coopératives de transport et de logistique.

Tous ces mouvements posent cependant la question de la fragmentation, de la coordination et de l’indépendance politique de ces luttes. D’une part l’avant-garde du conflit de classe est divisée entre la FIOM (qui affronte la ligne modérée, pro-patronale et conciliatrice de sa propre confédération, la CGIL) et les syndicats de base. De l’autre, la direction de la FIOM poursuit, en dépit des luttes, une politique de suivisme total à l’égard de différentes variantes de la gauche réformiste, ã commencer par SEL de Nichi Vendola et dans une moindre mesure Refondation Communiste, une gauche réformiste liée ã son tour au PD. Cela fait obstacle ã ce qu’une opposition de classe se structure en Italie et empêche également toute victoire décisive sur le patronat et les différentes options gouvernementales qui sont aujourd’hui en discussion.

La situation qui s’ouvre avec la (prochaine…) démission (définitive…) de Berlusconi ne pourra être mise ã profit par ces secteurs en lutte que s’ils sont capables d’incarner une opposition de classe face au prochain gouvernement qui s’annonce déjà comme encore plus dur, antipopulaire et anti-ouvrier que le précédent, celui du Cavaliere. Le souvenir du gouvernement Dini qui inaugura son mandat avec la première réforme des retraites est là pour le rappeler. Et cette fois-ci les marges de manœuvres de la bourgeoisie italienne sont encore plus étroites.

09/11/11

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