Argentine :
Pourquoi ne s’est pas exprimé le “ Qu’ils s’en aillent tous” ?
30/04/2003
Le mot d’ordre « Qu’ils s’en aillent tous » (Qué se vayan todos) né pendant les journées de décembre 2001, n’a pas trouvé son expression politique lors des dernières élections présidentielles. Ni l’extrême-gauche ayant participé au suffrage (IU-PO) [1], ni l’appel au vote blanc, impugnado [2] ou à l’abstention (même si ce fut la plus élevée depuis les élections présidentielles de 83) ont réussi ã canaliser ce mot d’ordre. Alors que s’est-il passé ?
Si on lit nominalement les résultats, ils démontrent un virage ã droite de l’électorat.
Ces élections sont les enfants légitimes de la conspiration politique du gouvernement et de tout le vieux régime pour se maintenir envers et contre tout. Après le massacre d’Avellaneda [3], le gouvernement a planifié ces élections pour se sauver et par-là même sauver toutes les institutions qui titubaient. Non seulement il a tourné le dos aux revendications massives et populaires du « Qu’ils s’en aillent tous », n’a pas appelé ã des élections pour élire une constituante libre et souveraine pour organiser le pays sur de nouvelles bases, mais il n’a même pas accepté le renouvellement des mandats législatifs nationaux.
Après avoir sauvé la Cours Suprême de la colère populaire, son prochain objectif est de s’imposer par-dessus les grandes majorités nationales.
Cet objectif a été atteint par la collaboration inestimable de tout le centre-gauche, qui, comme Elisa Carrio de l’ARI, a dans un premier temps fait croire qu’ils résistaient ã cette situation autoritaire (avec la CTA et Zamora au sein de « l’espace citoyen ») pour donner leur aval légitimer les élections peu de temps après, mettant ã nu la là¢cheté et la soumission intrinsèque des « progressistes » locaux. Le centre-gauche a accepté sans rechigner que les élections nationales soient en même temps le champ des disputes internes du Parti Justicialiste (péroniste).
Dans l’impossibilité de réaliser des élections internes sans que celles-ci n’entraînent la rupture en trois du péronisme, Duhalde a impulsé un procédé inédit par lequel un parti peut se présenter avec trois candidats différents. Cette démocratie sous tutelle de l’appareil justicialiste de la Province de Buenos Aires a réussi, avec la complicité de toutes les institutions du régime. Il s’est agi d’une fraude institutionnelle dans des proportions phénoménales. L’impossibilité de renouveler les chambres législatives transformées en élections internes simultanées et obligatoires, les bombardements médiatiques des moyens de communication et le manque d’une alternative unifiée des forces populaires pour le rejet de ces élections truquées d’avance ont facilité la polarisation et l’utilisation du « vote utile » en faveur des candidats du régime pendant ces élections présidentielles. Avec les élections du 27 avril et le futur ballottage, le centre-gauche a légitimé ce régime qui n’apporte que faim, misère et répression et l’a sauvé pour le moment d’une nouvelle rébellion populaire.
Ces élections font partie de la crise
Le vote du 27 Avril ne correspond en rien a une recomposition totale du régime politique, à la fin des disputes inter-bourgeoises, au retour à la « normalité » institutionnelle ou à l’éclipse sans peine ni gloire du mouvement social né des journées de décembre 2001.
Ces élections présidentielles n’ont pas été une solution structurelle à la crise. La caractéristique principale de cette élection, c’est justement la décomposition politique des partis traditionnels, divisés en fractions et sous fractions, voir même la mort clinique pour un de ces partis [4] . Le péronisme, divisé en trois branches, deux d’entre elles étant irréconciliables, exprime plus qu’une simple dispute de chefs pour la direction de l’appareil du parti et des fonds étatiques. Cette situation représente la crise finale des vieux partis du régime, corrompus jusqu’à la moelle et transformés en gérants directs du FMI et des grands entrepreneurs se disputant le siège pour continuer ã gérer le pillage effréné du secteur public.
En même temps, les élections ont révélé que les disputes au sein du pouvoir économique restent féroces. Le débat autour du « modèle » des années 90 soutenu par Menem et Lopez Murphi ou « du modèle de production et du travail » soutenu par Krichner, exprime les disputes entre les différentes fractions économiques qui d’un coté représentent les banques étrangères, les entreprises privatisées et les grandes multinationales et celles qui représentent les grands groupes locaux qui ont impulsé la politique de « dévaluation » et qui ont vu leurs dettes converties en pesos par Duhalde et Lavagna [5] .
Cette guerre entre les différentes fractions de la bourgeoisie sera un facteur de déstabilisation économique et de chantage politique, comme nous l’avons vu le lundi suivant les élections et le « vote chanté » de la bourse.
Le FMI, qui a ouvert son bureau permanent dans notre pays, et malgré certains désaccords, se chargera d’imposer un nouvel ajustement fiscal, et des coupes sombres dans le secteur de la santé et de l’éducation et la privatisation de la banque publique. Un point sur lequel ils sont d’accord c’est sur le maintien de « l’avantage compétitif » de la bourgeoisie argentine et de salaires « africanisés » garantis par la féroce dévaluation et un chômage record.
Fragmentation des classes moyennes
Le plus remarquable de ces élections c’est qu’elles ont révélé une fragmentation politique et sociale qui n’a pas été aussi tangible au cours des mois qui suivirent les journées de décembre 2001. A ce moment là , on aurait pu croire que les forces de droite “avaient disparu”. Le « bloc de décembre » qui réunissait tous ceux qui avaient affronter le gouvernement moribond de De La Rúa au sein d’une alliance atypique et hétérogène allait des classes moyennes supérieures qui étaient sorties manifester avec leurs 4x4 pour le remboursement de leurs dollars aux chômeurs et aux masses appauvries qui saccagèrent les supermarchés en passant par les classes moyennes ruinées et les salariés urbains qui créèrent les assemblées populaires et par les ouvriers qui face à la crise ont mis ã produire leur usines vouées à la fermeture.
Cette alliance qui s’est emparée du slogan “Qu’ils s’en aillent tous”, s’est déchirée et a engendré une polarisation social et politique. Les classes moyennes supérieures ont donné leur appui essentiellement ã López Murphy qui essaiera après son élection de mettre en place l’expression politique partisane de la « droite moderne » (parti bourgeois épuré de toute rhétorique populiste caractéristiques historiques du PJ et de l’UCR), liée à l’Ambassade des USA et aux lobbies des grandes transnationales. La classe moyenne, base historique du le centre gauche, a essaimé ses voix. Elisa Carrio a fait tout son possible, en commençant par prendre comme vice président le conservateur Gutiérrez, pour se prséenter comme une alternative acceptable pour l’establishment économique. Une autre partie des classes moyennes a voté Krichner en tant que « moindre mal » ou pour conserver la précaire « stabilité » duhaldiste. Le vote des classes moyennes s’est fragmenté par secteurs stratifiés de classe, un phénomène qui se développe grâce au naufrage historique de l’UCR (et de l’Alliance [6]) qui contenait en son sein tout ces fractions sociales.
Les voix de la classe laborieuse se repartissent entre les candidats péronistes et Elisa Carrio et une grande partie des masses urbaines appauvries, des chômeurs et des couches les plus basses ont gonflé les scores de Menem et Rodriguez Saá.
Où est passé le “Vote Ras-le-Bol” d’Octobre 2001 [7] ?
Le vote « ras-le-bol » des classes moyennes est allé aux différents candidats tout comme se sont elles qui ont alimenté majoritairement ce vote lorsqu’elles ont fini d’être déçues par « leur » propre gouvernement de l’Alliance qui les a amené ã un vide politique et les a poussé ã manifester –contre le ‘Corralito’ et l’Etat de siège- dans les rues avec les masses les plus pauvres. Les 12% de Zamora dans la Capitale et les 7% de IU [d’octobre 2001] représentent le même phénomène qui a augmenté ces courants petit-bourgeois ou le ‘vote utile’.
Ce « bloc de décembre » était destiné ã se diviser ã gauche comme ã droite suivant une logique inévitable de classe. C’est ce que nous soutenons depuis décembre 2001 et c’est pourquoi nous nous sommes refusés ã nous joindre aux analyses « joyeuses » de nombreux courants de gauche qui ne voyaient que des « situations révolutionnaires qui s’approfondissaient » sans aucune contradiction ni ruptures de clase ã droite ou ã gauche.
Comme la classe laborieuse n’a pas été présente lors des journées de décembre et durant les mois qui suivirent (sauf quelques « petits bataillons » dans les usines occupées), les classes moyennes qui oscillent historiquement entre les deux classes fondamentales de la société moderne – la bourgeoisie et le prolétariat- n’ont pu être une force sociale dirigeante apte ã assurer l’alliance ouvrière et populaire. La classe laborieuse, terrorisée par le chômage de masse et la dictature policière des bureaucraties syndicales, est resté l’otage des diverses fractions patronales et surtout de son aile « dévaluationniste » Ainsi, les secteurs des couches moyennes qui furent les plus dynamiques depuis les journées de décembre se sont fragmentées et ont fini par appuyer politiquement les fractions bourgeoises ou petites bourgeoises qui les ont recentré vers un vote de soutien au régime bourgeois.
Notre parti a employé ses forces ã développer une tâche moins « évidente » et plus difficile qui est celle d’établir un travail systématique au sein de la clase travailleuse et de s’adresser ã son avant-garde afin de concrétiser la nécessité de la plus ample unité ouvrière et populaire basée sur la constitution de coordinations et d’organisme d’auto-organisation démocratique de masse.
Cette alliance ouvrière et populaire qui pousserait les classes moyennes vers la voie révolutionnaire n’est possible qu’à condition que la classe travailleuse entre en action sur la scène nationale avec ses propres revendications, ses propres méthodes de lutte. L’unité de façade des « piquetes » et des « casseroles » a été transformée en stratégie par la plus grande partie de l’extrême gauche.
Les bureaucraties syndicales (CGT et CTA) ont tout fait pour empêcher une véritable unité ouvrière et populaire. Il en est de même pour toutes les forces qui se réclament de la classe ouvrière et qui se disent révolutionnaires. Elles se sont refusé ã toute stratégie visant ã assurer l’organisation des millions de salariés.
Le PTS a dénoncé le danger qui existait ã réduire les expressions de lutte ã une simple revendication corporative qui inévitablement entraînerait vers un syndicalisme impuissant parmi les travailleurs et une subordination supérieure à l’Etat major bourgeois dû à la politique d’assistanat [8] mise en place au sein des mouvements de chômeurs.
Cependant, l’existence continue d’une avant garde de lutte est indiscutable. Le revitalisation des assemblées populaires de Buenos Aires ã partir du conflit de l’usine Brukman, le front unique du 1er Mai, le processus de récupération de syndicats et de commissions internes comme ã Pepsico Snack – processus lent mais continu- sont des éléments qui indiquent que le mouvement né en décembre n’est pas défait. Ce qui se passe c’est que l’avant-garde manque cruellement d’une direction révolutionnaire et reste sur la défensive.
Un réformisme déconcerté.
Tous ceux qui aujourd’hui appellent ã voter Krichner contre Menem, les courants réformistes comme la CTA et le centre gauche qui a déserté le Frepaso, ont montré une incapacité organique ã prendre la tête des aspirations populaires. Ceci s’est traduit par leur impossibilité ã obtenir une tiède élection rénovant tous les mandats, ã tous les échelons et ã donner vie à leur propre projet de capitalisation à la suite de la victoire du PT brésilien ã travers un « Mouvement Politique et Social ».
Nous savons aujourd’hui ce qu’est leur MPS : la reconstruction de « l’Alliance des origines » avec Anibal Ibarra [9].
Les dirigeants syndicaux péronistes qui sont divisés entre les trois listes vont certainement se réaligner après le ballottage en fonction du gagnant. Il n’en est pas moins vrai que les leaders officiels n’ont jamais été aussi faibles et ont autant manqué de prestige.
Les divisions entre les fractions bourgeoises, leur incapacité ã conquérir de larges franges de la population, la fragmentation politique, la crise des partis traditionnels et des syndicats sont des éléments qui favoriseront le développement d’un mouvement ouvrier indépendant, la récupération de nouveaux syndicats, la construction d’organismes de démocratie directe et la construction d’un outil politique propre à la classe laborieuse.
Un contrepoint face ã la farce électorale : Le « Qu’ils s’en aillent tous » de Brukman
En pleine campagne électorale des López Murphy, des Menem et des Kirchner, les héroïques ouvrières de Brukman ont reçu, à la suite de la répression policière, un énorme appui de la part des assemblées populaires, des travailleurs et des chômeurs et la sympathie de larges franges de la population de la Capitale faisant revivre le « qu’ils s’en aillent tous ». Le résultat du 27 avril n’a pas changé ces conditions. Ceci signifie que les batailles de la classe ouvrière, si elles ont un programme clair, peuvent provoquer l’enthousiasme et offrir ã toutes les masses populaires une cause pour laquelle se battre ce qu’aucun parti ou candidat du régime n’a pu faire lors des élections du 27. Les ouvrières de Brukman ont été appuyées par le mouvement ouvrier et populaire car elles représentent un exemple de lutte et l’intérêt de millions de travailleurs argentins qui souffrent d’une maladie sociale et endémique du capitalisme avec un taux de chômage supérieur ã 25% et une sous-occupation impressionnante.
L’Alliance ouvrière et populaire exprimée dans les rues de la Capitale quelques jours avant les élections autour du conflit de Brukman doit maintenant s’exprimer comme une force politique indépendante qui donne une cause pour laquelle lutter ã des millions d’exploités. Armée d’un programme et d’une stratégie révolutionnaire, notre classe travailleuse qui a livré des batailles mémorables dans l’histoire nationale et qui commence ã resurgir sous de nouvelles conditions et un nouveau programme, sera invincible.
*Article publié pour la première fois le 30/04/03 dans le numéro 119 de La Verdad Obrera du PTS.
NOTASADICIONALES
[1] IU : Izquierda Unida : Gauche Unie, alliance entre le PC argentin et le MST. PO : Partido Obrero : Parti Ouvrier.
[2] Voter avec un bulletin non officiel en signe de protestation (le vote est obligatoire en Argentine).
[3] Du 16 juin 2002. La police a abattu en marge d’une manifestation deux jeunes dirigeants du mouvement piquetero Anibal Verón, Dario Santillán et Maximiliano Kosteki, lançant une chasse à l’homme contre les manifestants par la suite.
[4] Il s’agit de la centenaire Union Civique Radicale (UCR), la seconde jambe du bipartisme argentin avec le PJ.
[5] Ministre de l’économie de Duhalde, confirmé dans ses fonctions par l’ex-gouverneur de Santa Cruz et actuel président.
[6] Formule électorale de l’UCR et du non moins défunt Frepaso de Chacho Alvarez qui porta De la Rúa au pouvoir.
[7] A l’occasion des élections législatives.
[8] Les « planes jefes y jefas de hogar » de Duhalde.
[9] Premier magistrat de la capitale.