Syndicalisme de classe en Argentine
Une victoire des travailleurs contre la bureaucratie syndicale dans l’industrie agroalimentaire
22/05/2012
Par Laura Varlet
Fatigués de voir les patrons s’en mettre plein les poches alors qu’ils se cassent la santé à la chaîne, des ouvrières et des ouvriers de l’industrie agroalimentaire argentine ont constitué une liste d’opposition, la « liste bordeaux » afin de s’opposer à la liste des bureaucrates qui dirigent le syndicat depuis près de trois décennies. Pari tenu dans un sens puisqu’ils ont réussi ã faire, en dépit d’une situation extrêmement difficile et des pressions de la bureaucratie, prés de 40% des voix.
L’importance de l’industrie agroalimentaire en Argentine et l’importance de proposer une alternative à la bureaucratie syndicale
L’industrie agroalimentaire est un secteur stratégique de l’économie Argentine. Il emploie plus de 80.000 salariés dans tout le pays. En raison des cours des matières premières et de la dévaluation des salaires réels de la classe ouvrière argentine à la suite de 2001, des fractions de la bourgeoisie ou des entreprises multinationales comme Kraft ou Arcor ont massivement investi dans ce secteur au cours des dernières années. Historiquement, comme dans toutes les branches importantes de l’économie, le syndicat a été dirigé par des bureaucrates liés aux gouvernements successifs et, plus structurellement, au parti péroniste. Dans le cas de l’industrie agroalimentaire, le leader du syndicat depuis 1985, Rodolfo Daer, était le principal dirigeant de la CGT nationale dans les années 1990, ã une époque où la CGT était l’alliée centrale du gouvernement néolibéral de Carlos Menem [1].
Une campagne lutte-de-classe et antibureaucratique
La campagne a eu la force de porter des idées et des principes lutte-de-classe, ce qui a réussi ã enthousiasmer de nouveaux camarades, des centaines d’ouvriers et ouvrières qui trouvaient qu’il était important de promouvoir une alternative solide face à la bureaucratie syndicale. En dernière instance, il s’agit de défendre leurs intérêts en tant que travailleurs, mais aussi et surtout de réaffirmer qu’il n’y a pas mieux que les travailleurs eux-mêmes pour se représenter.
Une des principales revendications de la campagne a été la réduction du temps de travail ã 8h par jour et 5 jours par semaine, sans perte de salaire. Dans ce secteur, le niveau de précarité au travail est très élevé : certains camarades travaillent jusqu’à 12 heures par jour et 6 jours par semaine, dans des conditions de travail extrêmement dures.
Les privilèges dont jouissent les dirigeants syndicaux n’en paraissent que plus intolérables pour les travailleurs du rang. La dénonciation des « salaires » exorbitants des bureaucrates, dont le principal gagne vingt fois plus qu’un travailleur moyen, a été au cœur de la campagne de la « liste bordeaux ». Alors que les ouvriers souffrent au quotidien de la précarité, des bas salaires et d’un harcèlement moral constant de la part du patronat, se débarrasser d’une bureaucratie syndicale qui négocie avec les patrons dans le dos des travailleurs tout en bénéficiant de privilèges démesurés devient une urgence vitale.
Par ailleurs, sur les 12.000 salariés qui sont représentés par le syndicat au niveau de la ville et de la province de Buenos Aires, seule la moitié avait le droit de voter, alors que tous les salariés de cette industrie sont obligés de payer une cotisation au syndicat qui leur est prélevée directement à la source, sur leur salaire (2% du salaire) à la suite d’une loi scandaleuse que la bureaucratie a réussi ã faire passer avec l’accord du gouvernement. Parmi ceux qui ne pouvaient pas voter il y avait beaucoup de sous-traitants et de CDD, ce que les camarades de la « liste bordeaux » ont fortement dénoncé en demandant ã ce que tous ces travailleurs avec un statut précaire aient le droit de vote. En clair, non seulement la direction du syndicat ne défend pas les travailleurs, mais en plus elle ne leur permet même pas d’élire leurs représentants !
Une dynamique militante créée autour de la campagne
La force représentée par ces idées et la conviction de vouloir construire un courant ouvrier lutte-de-classe dans ce secteur clef de l’économie a permis aux camarades de faire une très bonne élection en remportant prés de 40% des voix. La « liste bordeaux » est arrivée en tête dans 14 usines, certaines parmi les plus importantes d’Argentine, comme Kraft, une des usines du secteur au sein de laquelle des camarades du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) mènent un travail militant depuis un certain nombre d’années. La liste est également arrivée en tête dans des entreprises qui étaient jusqu’à présent entièrement dirigées par la bureaucratie syndicale, sans présence organisée d’une opposition syndicale de classe. Avec beaucoup d’enthousiasme et une claire envie de mettre ã bas la bureaucratie, plus de 200 ouvriers ont milité autour de cette campagne, ce qui impliquait également d’être massivement présents le jour de l’élection pour essayer d’éviter la fraude de la bureaucratie, mais également de discuter, au quotidien, avec des centaines d’autres collègues, de la nécessité de voter pour la seule liste antibureaucratique et lutte-de-classe qui était présente à l’élection.
Le soir de l’élection, malgré la fatigue après une journée de travail et l’effort militant qu’a représenté la campagne, nombreux sont les ouvrières et les ouvriers qui se sont rassemblés devant le syndicat. Avec beaucoup d’enthousiasme et alors que les résultats de l’élection commençaient ã être rendus publics, ces centaines de travailleurs, aux côtés de la jeunesse révolutionnaire du PTS qui les avait aidé pendant la campagne, se sont mis ã chanter longuement : « il faut mettre ã bas la bureaucratie syndicale ». Au même moment, les bureaucrates syndicaux s’étaient enfermés dans leurs locaux, entourés de hooligans de certains clubs de foot amenés expressément pour faire peur aux travailleurs. Cette situation était pour le moins paradoxale, étant donné que c’était la bureaucratie qui avait emporté l’élection. Mais le moral des travailleurs montrait que de nouvelles forces sont en train de se consolider au sein de ce secteur stratégique et qu’un courant combatif, lutte-de-classe et antibureaucratique voit le jour avec l’objectif de récupérer le syndicat des mains de la bureaucratie pour défendre les intérêts réels des travailleurs.
Le rôle de la jeunesse révolutionnaire
La jeunesse du PTS a également joué un rôle très important. Des jeunes travailleurs, des lycéens et des étudiants du PTS ont milité pendant toute la campagne pour tracter, réaliser des projections dans des dizaines d’usines et d’ateliers, aller rencontrer les travailleurs à l’entrée des boîtes ou au moment de la sortie des équipes, pour discuter avec les salariés du sens stratégique de construire un courant militant révolutionnaire dans une des branches les plus importantes de l’économie argentine. Tout ce travail difficile a été mené avec la conviction qu’une jeunesse révolutionnaire doit avoir une orientation et la défendre au quotidien, dans son militantisme, ã savoir se battre aux côtés de la classe exploitée de la société, les travailleurs.
Les résultats d’une orientation révolutionnaire dans les entreprises
Il faut comprendre également que ces résultats sont la conséquence d’une politique consciente et patiente d’implantation et de travail politique dans la classe ouvrière. Après la crise de 2001 et surtout ã partir de la relance économique de 2003, ã un moment où toute l’extrême-gauche argentine militait dans les mouvements de chômeurs [mouvement « piquetero »] au point, parfois, de faire du piquetero le nouveau sujet révolutionnaire de la transformation sociale, le PTS a fait un choix ã contre-courant : celui de s’implanter dans les principaux secteurs de la classe ouvrière. Petit ã petit, de façon clandestine pour ne pas se faire licencier, en faisant un travail qui ne rapportait pas grande chose dans l’immédiat, les camarades ont fait les premiers pas dans la construction d’un courant militant et révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier pour se préparer aux évènements ã venir de la lutte de classes.
A partir de cette implantation de militants révolutionnaires dans l’industrie agroalimentaire, de nombreuses batailles ont été menées, et elles ont contribué au succès électoral de la « liste bordeaux » aujourd’hui. En 2001 par exemple, l’entreprise multinationale Pepsico voulait licencier la camarade Caty car elle avait défendu des ouvrières enceintes en CDD qui avaient été « remerciées ». A la suite d’un combat très dur, la justice a finalement décidé de sa réintégration. Le cas de Caty a fait jurisprudence, ce qui a non seulement été utile pour de nombreux autres cas de licenciements, mais a aussi renforcé le moral des travailleurs de Pepsico qui faisaient leurs premiers pas pour s’organiser à l’intérieur de l’usine.Quelques années plus tard, dans une autre usine importante, Stani (groupe Cadburry), des travailleurs se sont organisés pour lutter contre la précarité de leurs conditions de travail, eux qui étaient systématiquement trahis par les dirigeants syndicaux. Et finalement en 2009, quand la multinationale Kraft a licencié 150 travailleurs, dont tous les représentants syndicaux du personnel, les travailleurs ont été les protagonistes d’une lutte exemplaire de trente-sept jours de grève dure, avec onze blocages d’une des artères principales du pays, l’autoroute panaméricaine, en parvenant ã entraîner la solidarité active des étudiants et de la jeunesse, ainsi que d’une très large partie de la population. Cette lutte a été d’autant plus héroïque que l’ambassade des États-Unis a fait appel au gouvernement argentin pour mettre fin ã ce conflit qui était, de toute évidence, nuisible à leurs intérêts. Le gouvernement argentin a répondu positivement ã cet appel en réprimant de façon sauvage les travailleurs et tous ceux qui s’étaient solidarisés avec eux. Mais les travailleurs ont résisté et sont restés intransigeants face aux manœuvres de la bureaucratie syndicale et du patronat et ont finalement réussi ã gagner. C’était la première fois que des travailleurs gagnaient contre le groupe de Warren Buffet.
Ce courant militant et lutte-de-classes dans l’agroalimentaire a beaucoup appris également des meilleurs expériences de l’avant-garde ouvrière en Argentine des dernières années, que ce soit de la lutte des travailleurs de Zanon [2], des travailleurs du métro de Buenos Aires, ou encore des cheminots qui se sont battus contre la précarité au travail et ont réussi ã en finir avec les contrats précaires pratiqués par la sous-traitance. Dans toutes ces luttes, les révolutionnaires du PTS ont joué un rôle très important.
Les défis de l’implantation ouvrière pour la gauche révolutionnaire
Pour revenir aux dernières élections dans l’agroalimentaire, les très bons résultats sont un point d’appui dans la construction et consolidation d’un courant révolutionnaire au sein de ce secteur, mais également au sein de l’ensemble de la classe ouvrière. Des perspectives enthousiasmantes mais aussi d’énormes défis se posent maintenant aux militants.
Nous avons la conviction que la classe ouvrière est très puissante et peut être le sujet de luttes extrêmement radicales pour arracher au patronat de meilleures conditions de travail, des augmentations de salaire ou même, dans des périodes de crise comme aujourd’hui, pour empêcher des licenciements et des fermetures de boîte. Mais notre confiance dans la classe ouvrière en tant que sujet de transformation sociale va bien au-delà .
La classe ouvrière, en raison de son positionnement dans la production des biens et des services essentiels pour le fonctionnement de la société est capable de se libérer et de libérer de l’exploitation l’ensemble des opprimés de cette société. Pour ce faire, il faut qu’elle s’organise sur les lieux de travail mais aussi dans un parti avec un programme et une stratégie claire qui puisse l’amener ã remettre en question ce système d’exploitation. C’est avec cet objectif et cette conviction que les camarades d’Argentine ont fait un travail d’implantation dans la classe ouvrière. Un travail lent, patient, parfois ingrat, et qui ne semblait pas porter ses fruits, ni sur un plan directement syndical et encore moins d’un point de vue électoral. C’est pourtant ce travail d’implantation et de recrutement qui a permis de mener de premières luttes, ã Pepsico, ã Stani-Cadbury, ã Kraft, d’une importance centrale pour le monde du travail en Argentine, et d’obtenir, aujourd’hui, contre la bureaucratie syndicale péroniste et le gouvernement de Cristina Kirchner, cette première victoire.
18/05/12
NOTASADICIONALES
[1] En Argentine il existe des syndicats par branche, affiliés à l’une des deux confédérations syndicales nationales. La confédération la plus importante au niveau national, aussi bien en termes du nombre de syndiqués qu’en termes de poids spécifique par rapport aux secteurs de l’économie qu’elle regroupe, est la CGT. La plupart des syndicats de l’industrie et des services (cheminots, aéroports, etc.) sont regroupés dans cette confédération. L’autre confédération est la CTA (Centrale des Travailleurs Argentins) qui regroupe surtout les travailleurs de la fonction publique, les professeurs et quelques syndicats des services comme par exemple une partie des travailleurs des aéroports et les travailleurs du métro. A tous les échelons, il est théoriquement possible de proposer des listes aux élections syndicales ; théoriquement, dans la mesure où la bureaucratie ne recule devant rien pour casser toute opposition syndicale. Ces listes portent le nom d’une couleur. C’est ainsi que la liste de la bureaucratie syndicale dans l’agroalimentaire est la « liste verte » et que les camarades syndicalistes combatifs militent depuis des années autour de la « liste bordeaux ».
[2] Zanon est une usine de carrelage au sud de l’Argentine qui, depuis la tentative de fermeture par son patron en 2001, a été occupée et remise en production sous contrôle des travailleurs après une longue bataille contre les patrons, les gouvernements locaux et nationaux et la bureaucratie syndicale. A Zanon les travailleurs n’ont pas accepté de partir en échange d’indemnités et se sont battus pour le maintien de la production, du site et de tous les emplois, sous contrôle ouvrier.