En Bulgarie, les masses sont ã nouveau dans la rue !
05/07/2013
Par Philippe Alcoy
L’image de la Bulgarie comme d’un pays où régnait la passivité et la résignation est désormais un vestige d’un passé révolu. Certes, au milieu des mobilisations massives en Turquie et au Brésil et notamment les plus récentes convulsions du processus révolutionnaire ouvert en Egypte, les mobilisations qui se déroulent en Bulgarie depuis presque 20 jours attirent moins l’attention des médias. Cependant, la situation actuelle de crise sociale et politique et de mobilisations populaires en Bulgarie n’en comporte pas moins d’intérêt et de leçons ã tirer pour les travailleurs et les couches populaires. Le mouvement de contestation bulgare s’inscrit en effet dans un contexte international de mobilisations populaires grandissantes contre les problèmes structurels profonds et les effets de la crise économique internationale qui touchent différents pays de la planète.
Depuis les élections de mai, un gouvernement faible issue d’un coalition de dernier recours
Au mois de février la Bulgarie a connu des fortes mobilisations contre la hausse du prix de l’électricité qui sont devenues très rapidement une contestation généralisée de la caste politico-mafieuse qui dirige le pays depuis le début de la « transition » [1], il y a plus de vingt ans. Suite ã cela, le gouvernement conservateur de Boïko Borissov a été contraint de démissionner et des élections anticipées ont été convoquées pour le mois de mai. Paradoxalement, c’est le parti de Borissov, le GERB (parti des Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie), qui est arrivé en tête des élections (un peu moins de 30% des voix), suivi par les socialistes du PSB (25,7%), le parti libéral de la minorité turque, le DPS (Le Mouvement des droits et des libertés, 13,4%) et enfin les nationalistes d’extrême-droite d’Ataka (7,4%).
Cependant, c’est l’abstention qui a été le véritable vainqueur de ce scrutin (atteignant presque 50%). Un scrutin marqué par les soupçons de fraude et par le fait qu’aucun parti ne disposait de la majorité absolue pour former un gouvernement à lui seul. Dans ce cadre, c’est finalement une coalition soi-disant « technique » entre le PSB et les libéraux du DPS qui a vu le jour. Cette coalition compte sur le soutien tacite des nationalistes d’Ataka, qui lors du vote pour la formation du gouvernement n’ont pas pris part au vote, ce qui permis de réduire le quorum et d’ainsi permettre la victoire du candidat du PSB2. Ainsi, en plus de l’instabilité politique d’une telle coalition, elle est de fait dépendante de l’extrême-droite nationaliste.
Contre l’oligarchie et la caste politico-mafieuse !
Mais c’est la nomination de l’oligarque Delyan Peevski, de 32 ans et à la tête d’un empire médiatique, au poste de directeur de l’agence nationale de sécurité (DANS) qui a relancé les manifestations qui durent depuis une vingtaine de jours. Alors que la vague de mobilisations de février remettait en cause les liens entre les oligarques et la caste politicienne bulgare et leurs affaires troubles, la nomination de Peevski ã un poste important dans l’appareil de l’Etat (chargé entre autres d’enquêter sur les affaires de corruption), est apparu comme une provocation de la part du nouveau gouvernement.
En effet, la mère de Peevski, ancienne directrice de la loterie nationale, a monté un puissant empire médiatico-économique dans des conditions pour le moins obscures. Peevski lui-même est à la tête de cet empire, qu’il a intégré lorsque « en deuxième année de fac de droit, il est arrivé à la tête du plus important port bulgare sur la Mer Noire ã Varna (…) Peevski aide [également] a diriger l’empire médiatique de sa mère, qui contrôle près de 40% du marché de l’impression en Bulgarie, la plus importante presse imprimée du pays, la quatrième chaine de télévision, la société de distribution d’environ 80% des journaux du pays et de nombreux autres médias »3. A tout cela il faut ajouter qu’en tant que député, Peevski a eu un taux d’absentéisme de 92% dans la période 2009-2013 !
Des problèmes structurels profonds
Face à la fronde populaire, Peevski a été obligé de démissionner de son poste, sans pour autant que les manifestations ne faiblissent. En réalité, « bien que la corruption et les abus de pouvoir sont au centre des manifestations actuelles, les difficultés économiques y jouent également un rôle. De nouvelles données provenant de l’Union européenne démontrent que les Bulgares ont le plus faible niveau de vie de l’Union européenne, ã environ 50% de la moyenne de l’UE. Même la Croatie, qui [a adhéré] à l’UE le 1er Juillet, est beaucoup plus prospère que la Bulgarie »4.
On voit ainsi, comme au Brésil ou en Turquie, qu’il s’agit de mobilisations qui s’attaquent aux problèmes structurels profonds du pays et non simplement ã des questions ponctuelles, même si celles-ci peuvent jouer un rôle de fer de lance des mouvements. Les inégalités, les privatisations, les affaires mafieuses, les plans de restructuration dictés par le FMI qui durent depuis la fin des années 1990, les faibles salaires, etc. font partie des éléments qui poussent les masses ã se mobiliser et ã remettre en question l’ensemble du régime mis en place pendant la réintroduction du capitalisme dans les années 1990. En effet, « la Bulgarie ne connaît pas le type de crise de son voisin du sud. Pour l’UE, la Bulgarie fonctionne mieux que la Grèce... Mais les Bulgares sont humiliés : ça fait 20 ans qu’on leur dit qu’ils sont dans le monde libre, dans l’économie de marché, mais ils n’arrivent toujours pas ã se chauffer durant l’hiver, simplement parce que les compagnies d’électricité ne font pas les investissements nécessaires ! »5.
Vers une nouvelle période ?
La crise économique internationale que nous vivons actuellement pose les bases matérielles d’une transformation de la période. Le discours néolibéral et le triomphalisme bourgeois, qui ont connu une phase d’euphorie dans les années 1990 avec la chute du Mur de Berlin, la réintroduction du capitalisme dans l’ex-URSS et l’ouverture économique de la Chine et du Vietnam commencent ã s’épuiser. Pendant ces années, le recul social, économique et politique de la classe ouvrière a été énorme. Les inégalités, la précarité au travail et dans les conditions de vie, la spoliation des richesses naturelles et des industries nationales ainsi que la perte d’acquis historiques de la classe ouvrière se combinaient ã une corruption ouverte d’une caste politico-mafieuse intimement liée ã des « nouveaux riches », non moins mafieux et corrompus.
Dans la crise actuelle, ce qui s’exprime le plus clairement dans les mobilisations massives qui secouent différents pays du monde, c’est la dénonciation et le refus de cette caste politicienne et des régimes sur lesquels elle s’assoit. En quelque sorte, il semblerait qu’à la crise économique vienne s’ajouter aujourd’hui un début de crise de la légitimité de la façon dont la bourgeoisie a dominé pendant les dernières décennies.
En Bulgarie, cela se voit clairement : les manifestants, de façon confuse, avec plein d’illusions et parfois de manière ambiguë, manifestent contre l’ensemble de ce qui est souvent appelé journalistiquement « la classe politique », autrement dit, la caste de politiciens bourgeois et de hauts fonctionnaires au service du patronat local et de l’impérialisme, qui s’enrichissent sur le dos des masses, incrustés dans l’appareil d’Etat. Pour le moment, ce mouvement comporte un caractère très explosif et spontané, quasiment sans aucune forme de structuration permettant aux masses de prendre, au moins partiellement, le contrôle de leur mouvement et de leurs revendications. Ces dernières restent pour le moment assez vagues. Pour l’instant, la presse semble retenir celles pour la démission du gouvernement et pour la réforme du code électoral, donnant plus de poids « aux citoyens » et aux candidats « indépendants », une revendication qui peut tranquillement dériver vers des options bonapartistes de « gauche » comme de droite...
Malgré ces limites, il est évident que pour les classes dominantes locales la situation reste très compliquée et pour l’instant personne ne semble avoir trouvé la solution pour désamorcer cette dynamique de remise en cause du régime et de ses partis. Ce n’est pas pour rien que le parti d’extrême-droite Ataka, montrant clairement son caractère de classe, commence ã adopter un discours très dur contre les manifestants et est allé même jusqu’à proposer « un membre d’Ataka pour remplacer le Ministre de l’Intérieur Tsvetelin Yovchev [pour] prendre immédiatement des mesures pour restaurer l’ordre public »6.
Pour empêcher que ce type d’options réactionnaires s’imposent et répriment les mouvements populaires, il est évident qu’il faut que la classe ouvrière, alliée aux secteurs populaires des villes, villages et campagne, entre en scène avec ses méthodes de lutte et d’organisation. Les mobilisations quotidiennes semi-spontanées et les occupations de certains espaces publics atteignent des limites et ne suffisent pas pour aller au-delà . Il est fondamental que des organes d’auto-organisation se développent dans les lieux de travail, d’étude et dans les quartiers populaires pour permettre aux masses en lutte d’exercer un contrôle sur leur propre mouvement et revendications. Quoiqu’il en soit, ce qui est sûr désormais, c’est que d’ores et déjà les masses de Bulgarie ont ouvert un nouveau front de la lutte de classes mondiale !
2/7/2013
1 Voir : Ph. Alcoy « Bulgarie : mobilisation populaire et chute du gouvernement » (http://www.ccr4.org/Bulgarie-mobilisation-populaire-et-chute-du-gouvernement).
2 Le PSB et le DPS ont un total de 120 députés sur 240 que compte le Parlement. Les 23 députés d’Ataka n’ayant pas pris part au vote, la coalition « turco-socialiste » a pu être majoritaire.
3 The New York Times, « After Political Appointment in Bulgaria, Rage Boils Over », 28/6/2013.
4 The Guardian, « The spirit of protest in Brazil and Turkey has now swept into Bulgaria », 25/6/2013.
5 Nouvel Observateur, « BULGARIE. "Les gens ne courbent plus la tête, se sont révoltés" », 22/6/2013.
6 Novinite.com, « Bulgarian Nationalist Leader : Staging Roadblocks Equals Terrorism », 1/7/2013.