Cinéma
Retour sur le film “ Dans la tourmente ”
27/02/2012
Par Flora Carpentier
“32 ans de présence, 32 ans ã appuyer sur la pédale avec le chrono derrière, et on arrive ã quoi ? A rien du tout, on nous met un coup de pied au cul, c’est tout !”
L’humiliation vécue par cette ouvrière de l’usine Lejaby d’Yssingeaux qui vient d’apprendre la délocalisation de l’usine où elle a travaillé depuis son adolescence reflète ce que vivent de nombreux ouvriers et ouvrières jetés à la rue à l’heure de la crise économique mondiale. Alors que les révoltes contre les dégradations des conditions de vie se manifestent aux quatre coins du globe, le “thriller social” de Christophe Ruggia, Dans la tourmente [1], s’avère incontournable, malgré le peu d’émoi qu’il suscite du côté des médias, du gouvernement et du patronat. “La tourmente”, le réalisateur l’a vécue de plein fouet quand il était adolescent à la fin des années 70 et que les délocalisations sévissaient déjà : “Les ouvriers - et leurs familles - ont dû apprendre ã vivre avec la peur de devenir un jour inutiles et d’être licenciés. Cette nouvelle peur n’a entrainé aucune révolte et, du haut de mes quinze ans, je me sentais en colère et indigné par le poids de l’angoisse qui les paralysait et pourrissait leur vie et celle de leur famille. Je rêvais déjà d’être cinéaste, et je m’étais promis que si j’y arrivais, un jour, je raconterais l’histoire d’ouvriers qui eux, n’acceptent pas leur destin” [2].
Délocalisation, chômage, conflits familiaux et issue tragique… Une fiction ancrée dans la réalité sociale
Dans la région de Marseille, une usine d’armement est en proie depuis quelques années ã des restructurations qui ont entraîné des vagues de licenciements successives. Cette fois-ci, c’est la menace de la délocalisation qui plane sur les travailleurs. Ceux-ci, exaspérés par l’inefficacité de leurs luttes passées qui n’ont pas permis la conservation de l’emploi, se radicalisent et décident collectivement de menacer de faire sauter l’usine. Ils s’accrochent à l’espoir du maintien de l’emploi jusqu’au moment où Franck (Clovis Cornillac), ouvrier soudeur, découvre en surprenant une conversation entre deux dirigeants de la boîte qu’un convoi de camions est prévu pour vider l’usine pendant le week-end, à l’insu des ouvriers. Qui plus est, ils comptent se tirer avec un butin de 2 millions d’euros en liquide, caisse-noire que le patron aurait accumulée par des trafics d’armes illégaux. Franck, réalisant alors que les ouvriers sont condamnés, décide d’en parler ã ses collègues et amis de longue date Farid (Abel Jafri) et Henri (Jean-Philippe Meyer), syndicalistes, et Max (Yvan Attal) qui a été licencié trois ans plus tôt. Ensemble, ils décident d’organiser un hold-up pour s’emparer des deux millions de la caisse noire du patron, argent qui devrait leur permettre de se reconstruire une vie, loin de “la tourmente” que représente le travail à l’usine. Au dernier moment, Farid et Henri se désengagent, laissant Franck et Max dans leur détermination : le premier est animé par l’espoir de sauver son couple fragilisé par la menace de la précarité, tandis que Max, qui depuis son licenciement a perdusa maison, sa femme, son fils et sa vie sociale, traverse une profonde crise personnelle et estime qu’il n’a plus rien ã perdre. Mais le braquage tourne mal. Max en veut ã mort ã celui qui lui a fait tout perdre, et lorsque son ancien patron ose demander “mais qui êtes-vous ?”, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. “Ah, vous ne vous souvenez pas de moi !? ” et Max le tue de sang-froid. Non sans dégâts, les “apprentis-gangsters” parviennent ã prendre la fuite, mais la police ne tardera pas ã retrouver leur trace. S’ensuit une course-poursuite haletante durant laquelle Hélène, la femme de Franck,qui de prime abord était révoltée par les agissements de son mari au point de le laisser tomber, finit par fuir avec les deux complices. Elle qui a l’esprit solidaire et combatif saura faire preuve d’une extrême malice pour faire chanter les dirigeants de la boîte, menaçant de révéler tout ce qu’elle sait sur leurs agissements frauduleux. Elle jouera ainsi un rôle déterminant pour tirer son mari d’affaire. Quant ã Max, son issue est tragique : sa cavale terminera sur les calanques de Marseille où, face à la mer, il sera abattu par la police en hélicoptère.
Révéler les non-dits sur les conséquences dramatiques des licenciements
Dans la tourmente est une dénonciation criante de la banalité avec laquelle sont traités les licenciements dans les médias : on parle de chiffres, mais prend-on la mesure des conséquences humaines qu’ils entraînent ? Dans cette histoire, le patronat se fout une fois de plus de ce qu’il peut advenir des vies de milliers de familles touchées par le chômage et la précarité à la suite d’une délocalisation. Max est l’illustration même de la déchéance humaine que peut engendrer un licenciement : ayant tout perdu, il ère en marge d’une société faite pour celui qui consomme et où le chômeur n’a pas sa place. Sans avenir et coupé de ses êtres chers, il agit de manière irréfléchie et va jusqu’à commettre l’irréparable. Que l’on pense aux deux anciens salariés de chez Continental quise sont suicidés depuis la fermeture de leur usine en 2009, ou aux licenciés de New Fabris qui, la même année, menaçaient de faire exploser leur usine destinée à la fermeture, le scénario du film de Ruggia est tristement réaliste. Le réalisateur affirme d’ailleurs avoir basé une partie de son film sur “l’affaire Fabris”. Combien de licenciés parviennent ã reconstruire une vie après avoir vécu l’humiliation du licenciement, alors qu’ils sont encore dans la force de l’âge mais usés par le travail à l’usine, quand bien même il leur reste des années ã cotiser pour prétendre ã une retraite ? Tout au long du film ce sont ces questions qui sont soulevées ã travers la situation de Max, que les autres personnages voient comme une menace pour eux-mêmes.
L’exploitation de la classe ouvrière en toile de fond
Le film ne se contente pas de s’élever contre les licenciements : ã travers la situation des protagonistes, on lit toute une dénonciation de l’exploitation de la classe ouvrière. Ainsi, une scène suffit ã montrer combien le travail de Franck, soudeur dans une usine de fabrication d’hélicoptères pour l’armée, est éprouvant. D’autant plus que les ouvriers sont traités en marionnettes dont le patronat peut disposer ã volonté tant qu’elles lui sont utiles puis qu’il peut jeter à la rue selon son gré quand il estime qu’il ne fera pas assez de profit. Ainsi dans ce film au ton tragique on sent que le destin des ouvriers leur échappe, que les décisions ont été tranchées d’avance.
Si l’on combine cette situation au peu de perspectives face à la menace de se retrouver sur le carreau, on comprend le désespoir de Franck lorsque ses camarades syndicalistes tentent de le persuader qu’ils peuvent peut-être s’en sortir autrement, en exigeant de bonnes indemnités par exemple : “Pour aller encore se faire exploiter ailleurs ?”. C’est ã ce moment que Franck opte pour l’issue individuelle la plus risquée mais qu’il juge la plus efficace : le braquage des deux millions d’euros.
On observe également que le produit de tant de labeur à l’usine échappe complètement à la masse travailleuse : à la fin de sa cavale Max s’exclame, face à la police d’élite braquant sur lui une arme lourde depuis un hélicoptère, “c’est le dernier modèle sur lequel j’ai bossé”. Quelle ironie du sortque de voir se retourner mortellement contre lui une arme pour la production de laquelle il aura trimé pendant des années à l’usine !
Le scandale politique au cœur de la tourmente
Le film dénonce également les magouilles d’un patron voyou de mèche avec le gouvernement et la police, qui ne se contente pas de sacrifier les vies de centaines d’ouvriers, mais le fait en partant avec les 2 millions d’euros de sa caisse-noire, qu’il s’est constituée sur le dos des travailleurs en négociant avec des trafiquants d’armes. Et quand ses malversations sont menacées d’être révélées, il n’hésite pas ã recourir à la violence de ses propres mains. Inspiré par les affaires Clearstream et Karachi, le réalisateur soulève la question de la délinquance dans les hautes sphères de la société ; mais aussi de la violence à laquelle la bourgeoisie n’hésite pas ã recourir quand il s’agit de défendre ses intérêts. On pose toujours la délinquance comme un mal de la jeunesse des banlieues, mais qu’en est-il de la violence imposée aux travailleurs au jour le jour, qu’en est-il de ce système capitaliste qui fait de plus en plus de victimes sur les bancs du chômage et de la précarité ?
Issue individuelle ou lutte collective ? Tel est le débat…
Au début du film, on voit les protagonistes s’affronter avec les CRS dans une manifestation contre la délocalisation. Mais leur investissement dans la lutte collective repose sur des bases fragiles : ils gardent en mémoire leur expérience syndicale infructueuse qui n’a pas su empêcher la première vague de licenciements trois ans auparavant. Alors quand Franck apprend que les machines vont être évacuées dans le week-end, il n’hésite pas ã inciter ses camarades ã se désolidariser de la lutte collectivepour chercher une issue individuelle et risquée.
Pour le réalisateur, qui se dit proche du milieu syndical, le choix de Max et Franck illustre un constat social : “Les syndicats sont devenus de plus en plus fragiles au fur et ã mesure de la dislocation du monde ouvrier, et une partie des ouvriers qui restent ne croient plus aux luttes collectives d’hier. Pas plus qu’ils ne croient en leur avenir, comme les deux personnages masculins du film”. On pourrait reprocher ã Christophe Ruggia de ne pas cibler les bureaucraties syndicales traitresses qui la plupart du temps sont largement responsables de l’échec des luttes ouvrières et du désengagement syndical des travailleurs. Leur politique de conciliation avec l’Etat et le patronat est en effet incapable d’offrir une perspective aux souffrances des travailleurs, ce qui peut expliquer que certains d’entre eux, face à l’accumulation de défaites, optent pour une issue individuelle.
Quelles sont alors les conclusions auxquelles veut nous mener le réalisateur ? Si le film montre avec évidence que la recherche d’une issue individuelle est vaine, il ne s’engage pas non plus ã évoquer un début de solution. Le réalisateur, qui a déjà traité de thématiques sociales comme le SIDA et les sans-papiers avec ses films précédents, s’explique : “Je ne voulais pas faire un film militant qui appelle à l’insurrection, mais soulever la question de la morale. Pour moi c’est une question essentielle. Si elle n’est pas posée, et si la société n’y apporte pas de réponse, alors inutile d’appeler à l’insurrection, de toute façon elle viendra. Les mouvements populaires qui agitent le monde aujourd’hui ont beau être très différents les uns des autres, on y retrouve le même refus de l’injustice d’un monde où une poignée de riches continue de s’enrichir pendant que le reste du peuple s’enfonce dans la précarité, la misère sociale et la peur. Qu’il s’agisse des révolutions arabes, du mouvement des "indignés" espagnols et maintenant de Wall Street, des émeutes "No future" du mois d’août en Angleterre, ou de la grève générale et des manifestations massives qui paralysent la Grèce aujourd’hui”.
A la fin du film, on pourra regretter de ne pas savoir ce qu’il adviendra de ceux qui ont opté pour la lutte collective. Et en même temps, le ton est donné puisqu’Hélène, qui parvient ã tirer son mari d’affaire, ne s’en contente pas et demande en même temps la libération des ouvriers ayant occupé l’usine. On comprend alors que seule la solidarité dans la lutte peut apporter des victoires, même minimes.
“Caricatural” et “paranoïaque” pour les uns, “proche de notre réalité” pour les autres, encore une fois les avis de la bourgeoisie et de la classe ouvrière se montrent irréconciliables
On peut dire que du début à la fin, le film aura provoqué la tourmente du côté du patronat et des médias. Cela a commencé avec la difficulté pour son réalisateur d’obtenir les autorisations de tournage : non seulement aucune usine n’a accepté d’accueillir le film sur la base d’un tel scénario, si bien qu’il a fallu monter de toutes pièces un décor d’usine, mais le film n’a pas non plus obtenu la moindre autorisation pour organiser le tournage de la manifestation et des affrontements avec les CRS. Ces scènes ont donc été tournées illégalement, en pleine lutte des dockers de l’Etang-de-Berre, avec des vrais manifestants et des vrais CRS.
Quant à la presse bourgeoise, elle est impitoyable. Ainsi, Le Figaro évoque un “scénario ã gros sabots et invraisemblances ã répétition”, tandis que le magazine Studio Ciné Live conteste “son incursion dans le thriller prolétarien” et son scénario “écrasant sur son passage crédibilité et subtilité”. Craindraient-ils que ce film contribue ã alimenter les mouvements contestataires, mettant en péril leurs intérêts ?
Mais Christophe Ruggia ne se laisse pas abattre. Ainsi, il a pris l’initiative de parcourir la France pour montrer son film aux ouvriers : “je suis allé par exemple rencontrer les gens des Papeteries Malaucène (Vaucluse) où 330 types sont sur le carreau. Ces rencontres, c’est très intéressant. Ça renvoie ã plein de choses. Quand ils voient le film, les ouvriers sont renforcés dans leur conviction de continuer un combat collectif, de rester dans la légalité” [3]. Il a également été bien accueilli ã Châtellerault, où il a rencontré les ouvriers licenciés de la Fonderie du Poitou Aluminium : “On apprécie l’invitation. C’est bien que des réalisateurs s’intéressent au monde du travail et aux travailleurs” [4], s’exprimait Patrice Villeret, délégué CGT. Et son collègue de commenterdevant Christophe Ruggia : “Il n’y a pas tant de fiction que ça. Nous, on a vécu la même chose mais l’argent, ils l’ont pris avant ?! On est dans cette tourmente nous aussi. Les mauvaises nuits qu’on a passées ?! On était souvent devant les grilles de l’usine pour soutenir les copains. Et c’est vrai, on oublie ce que vivent les familles. En voyant le film, il y a beaucoup d’images qui nous reviennent”.
28/01/2012
NOTASADICIONALES
[1] Dans la tourmente, film français de Christophe Ruggia, avec Clovis Cornillac, Mathilde Seigner et Yvan Attal. Sortie en salles le 11 janvier 2012.
[2] La plupart des citations sont issues du dossier de presse, téléchargeable sur le site www.danslatourmente.com
[3] La Nouvelle République, « Le cinéma s’intéresse aux fondeurs de Montupet », 19/01/2012.
[4] La Nouvelle République, « On est dans cette tourmente nous aussi », 19/01/2012.