Sombres perspectives pour le continent européen
Désintégration ou plus grande domination allemande ?
02/01/2012
Par Juan Chingo
La crise de la zone euro s’est accélérée, faisant d’abord sentir ses effets à la périphérie de l’Union Européenne (UE) pour toucher maintenant en profondeur les pays centraux. Alors que l’Allemagne essaye de profiter de la crise pour imposer ou plutôt approfondir sa domination sur le reste des pays impérialistes, ce mouvement déstabilise les relations à l’intérieur de la zone euro et entre celle-ci et le reste de l’UE, comme par exemple avec la Grande-Bretagne. Plus que jamais, c’est le futur de l’euro et de l’UE elle-même qui est en jeu.
Un spectre hante la planète : la désintégration de l’euro
La perspective d’un éclatement de la zone de l’euro hante les principaux porte-paroles de la bourgeoisie mondiale. La situation est grave. En témoignent les articles d’une revue comme The Economist qui n’est pourtant pas connue pour son catastrophisme. La une de son numéro du 26 novembre montre une pièce d’un euro explosant, avec la question suivante « Est-ce vraiment la fin ? ». Dans son éditorial principal on peut lire : « Si l’Allemagne et la Banque centrale européenne ne bougent pas rapidement, l’effondrement de la monnaie commune se rapproche dangereusement » [1]. Plus loin sont évoquées les conséquences coûteuses pour l’Europe et pour le monde : « l’explosion de l’euro pourrait provoquer un désastre global encore pire que la crise de 2008/2009. La région du monde la plus intégrée financièrement se verrait détruite par une accumulation de défauts, de faillites de banques et l’imposition de contrôles sur les capitaux. La zone euro pourrait exploser en mille morceaux, ou bien se regrouper en un grand bloc au Nord et un autre fragmenté au Sud. Et, au milieu de reproches et de ruptures d’accords, résultant de l’échec du plus grand projet économique de l’Union Européenne, les variations brusques des taux de change entre les monnaies des pays du centre et de ceux de la périphérie provoqueraient certainement une paralysie totale du marché commun. La survie même de l’UE serait en question ».
Parallèlement, le journal décrit la panique financière qui règne actuellement en Europe : « la panique a envahi les banques européennes. Leur accès aux ‘marchés de gros’ de fonds a été restreint et le marché interbancaire est remis en question car les banques refusent de se prêter entre elles. Les entreprises sont en train de retirer leurs dépôts des banques des pays périphériques. Cette fuite par la petite porte force les banques ã vendre leurs actifs et ã comprimer leurs prêts ; la restriction du crédit pourrait être beaucoup plus profond que celui subit par l’Europe lors de la chute de Lehman Bothers ».
Et The Economist de conclure : « cette situation ne peut pas continuer encore longtemps. Si aucun changement réellement profond n’est envisagé par la Banque Centrale Européenne et les dirigeants européens, la monnaie unique pourrait exploser en quelques semaines. Plusieurs évènements pourraient provoquer cette explosion, de la chute d’une grande banque ã celle d’un gouvernement, ou encore l’échec d’une émission de bons du trésor ».
Quelques jours plus tard, le 30 novembre, les banques centrales des principaux pays impérialistes annonçaient leur décision d’injecter une quantité illimitée de fonds avec pour objectif de faire face au manque de liquidité au niveau mondial, notamment de dollars, et éviter dans l’immédiat ce scénario cauchemardesque. Cependant, la situation n’a au fond pas changé à la veille d’une réunion intergouvernementale décisive qui est supposée éloigner temporairement la zone euro du gouffre. Ce qui était impensable hier se déploie aujourd’hui sous nos yeux. L’explosion de la zone euro est un scénario possible, voire probable, et le risque qu’il se matérialise a augmenté de façon alarmante ces derniers temps.
Les bases structurelles de la crise de l’euro
Avant d’analyser en termes économiques les options difficiles qui se présentent aux bourgeoisies européennes pour essayer de sauver la zone euro, voyons les causes structurelles de la crise de l’euro, qui, tout en étant antérieures à la crise historique du capitalisme mondial, sont en train d’être révélées et aggravées par celle-ci.
Dans un article de mars 2009 déjà , nous écrivions que « la base structurelle des tensions dans la zone euro repose sur la divergence entre les rythmes et les caractéristiques des crises des différentes économies nationales qui la composent. Bien que la zone euro ait pu se maintenir en des moments de croissance économique mondiale et d’abondance des sources de financement, la situation est radicalement différente aujourd’hui, dans le cadre notamment de l’incapacité des États du Vieux continent ã mettre en place un plan de sauvetage commun. Le Royaume-Uni et l’Espagne ont ainsi un taux d’endettement comparable ã celui des États-Unis. Il en va de même pour l’Irlande. ‘L’étalon’ de croissance et de financement de ces trois pays européens a été très similaire ã celui des États-Unis où le secteur immobilier a joué un rôle moteur aussi bien pour soutenir la croissance que pour garantir l’endettement des ménages en utilisant la hausse du prix des logements comme garantie. Pendant la phase ascendante du cycle cela a permis un haut degré d’endettement des ménages qui soutenait une surconsommation et des taux de croissance très élevés (…) A l’image de ce qui s’est passé aux USA ce modèle était insoutenable à long terme (…) L’Allemagne est a contrario une puissance exportatrice. Les exportations, équivalentes en volume ã celles des USA bien que l’économie allemande ne représente qu’un quart de cette dernière, ont rendu compte de près de 45% du PIB allemand en 2007. Ce pays est hautement compétitif dans le secteur des machines-outils utilisées dans les processus industriels. En effet ce secteur constitue sa deuxième branche d’exportation après l’automobile.
« Traditionnellement spécialisés dans ces secteurs, au cours des dernières années Berlin a adopté une politique que certains analystes ont défini comme ‘néo mercantiliste’. Cette politique impliquait une forte augmentation du taux d’exploitation des travailleurs, grâce aux réformes du précédent gouvernement social-démocrate de Schröder, ainsi qu’une délocalisation massive des sous-traitants alors que l’assemblage final restait en Allemagne. En ce sens l’Allemagne a tiré un énorme profit de l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale à l’UE…Cette politique a permis ã Berlin de connaître un fort excédent commercial au cours de la période haussière de l’économie mondiale dont l’Allemagne a été l’une des grands bénéficiaires en dépit d’un ralentissement du marché interne. Ce ralentissement aurait d’ailleurs été plus profond s’il ne s’était accompagné d’une augmentation significative de l’endettement des ménages qui a atteint 68% du PIB en 2008…En d’autres termes au cours des dernières années l’Allemagne a combiné les caractéristiques qui la rapprochent d’une part du modèle américain (fort endettement des ménages et important degré de financiarisation de l’économie) ã des tendances comparables au modèle asiatique (forte réduction du coût salarial et compression de la demande interne) sans pour autant liquider sa base en capital, technologie et produits exigeant une force de travail hautement spécialisée qui constitue la colonne vertébrale de son secteur exportateur. Mais cette orientation vers l’exportation dépend en dernière instance de la santé de l’économie mondiale.
« De leur côte l’Italie et la France, plus éloignées du modèle américain dans leurs équilibres internes comme le montre le niveau relativement faible de l’endettement des ménages souffrent en revanche d’une forte perte de compétitivité et sont par conséquent extrêmement sensibles aux fluctuations de l’euro…. En Italie, la croissance est faible depuis 2000…La dette publique dépasse 100% du PIB, aggravée par une évasion fiscale structurelle record et des pressions inflationnistes importantes, notamment dans le secteur des services. Mais le pays ne peut avoir recours comme dans le passé à la dévaluation compétitive en raison de son appartenance à la zone euro. Cela abouti ã un approfondissement du déficit de compte courant qui déjà en 2008 a atteint 2,5% du PIB. Structurellement le capitalisme italien se trouve coincé d’un côté par la concurrence des pays de l’Est et du Sud-est asiatique dans une série de branches de production dans lesquelles l’industrie italienne est très présente et d’autre part par d’autres bourgeoisies européennes qui ont réussi ã approfondir le rapport de force entre travail et capital en faveur de ce dernier de manière beaucoup plus qualitative que n’a réussi à le faire la Deuxième République italienne. En France, alors qu’un petit nombre de grands groupes financiers et industriels, de la banque ou des services a participé activement à la mondialisation du capital, ce qui lui a permis de capter une portion de la valeur créée dans d’autres pays et constitue un élément essentiel de sa rentabilité, l’industrie perd des parts de marché au niveau mondial de façon continue depuis 1992. Cela a d’importantes répercussions sur l’aggravation du déficit de compte courant. Cela ne veut pas dire que la France ne soit plus un pays exportateur mais sa force dépend d’un nombre réduit de grands groupes. Bien que la hausse de l’euro, mentionnée plus en haut, soit un facteur qui a eu des conséquences lourdes, son recul est antérieur et il ne s’agit pas là du facteur explicatif déterminant du recul du capital français. C’est d’ailleurs ce que montre la dégradation de la balance commerciale avec ses partenaires de la zone euro. En fait la spécialisation internationale de l’industrie française repose sur des marchés où les secteurs publics sont essentiels. C’est le cas par exemple de l’aéronautique, du nucléaire ou des télécommunications. Cela implique le poids d’une diplomatie d’affaires…En d’autres termes alors que la force du capitalisme français se trouve encore dans ces branches de production sa position s’est détériorée dans les secteurs de biens de capitaux ou de biens de consommation qui ont été les secteurs les plus dynamiques du dernier cycle de croissance de l’économie mondiale…
« Comme le montrent les caractéristiques de la croissance et de la crise dans les principales économies d’Europe que nous avons analysées, les divergences dans l’espace de la zone euro sont importantes (en plus du cas anglais qui n’y appartient pas). Tout cela sans parler des pays impérialistes de deuxième ordre comme le Portugal et la Grèce, dont les problèmes de compétitivité, de déficit de balance de paiements, etc. font d’eux les maillons faibles de la zone euro » [2].
Des options difficiles
Comme nous le soulignons plus haut, la crise de la zone euro ne doit pas être vue seulement comme un problème de solvabilité et/ou de manque de liquidités. En effet, ã ces difficultés récentes s’ajoute un problème aigu et de plus long terme en matière de compétitivité, notamment en ce qui concerne les pays de la périphérie de l’UE.
Le retour ã un équilibre capitaliste implique par conséquent de revenir ã un niveau soutenable d’endettement et en même temps de résoudre les problèmes de croissance et de compétitivité. En fonction de cela on peut envisager quelques hypothèses de scénarios :
A) Une forte dépréciation de l’euro et une inflation élevée dans les pays du noyau central de la zone euro (Allemagne, Pays-Bas, etc.) qui permettent de restaurer la compétitivité et éliminent rapidement les problèmes de compte courant dans les pays de la périphérie. Sauf exceptions, comme la Grèce et peut-être le Portugal, ce scénario permettrait ã des pays comme l’Italie ou l’Espagne d’éviter une restructuration désordonnée de leur dette, et pourrait permettre par conséquent la survie de l’euro. Cette solution inflationniste entre en contradiction avec l’orthodoxie dominante en Allemagne et les limites que Berlin impose au rôle de la BCE. Cette option impliquerait que la BCE joue ouvertement un rôle de préteur en dernière instance. Ce ferait aussi augmenter le risque pour les pays du noyau central de la zone euro de faire face ã un éventuel délabrement économique et/ou financier (une crise de solvabilité et/ou de liquidité) des pays de la périphérie. En même temps, au niveau international, cela permettrait de contrer la politique nord-américaine de dévaluation du dollar par rapport à l’euro pour réduire son déficit de compte courant. C’est la combinaison de ces deux politiques dévaluationnistes qui pourrait mener ã une situation où l’euro ne baisse pas suffisamment pour restaurer la compétitivité de la périphérie européenne. En outre, l’affrontement entre les Etats-Unis et l’UE serait alors plus patent que ce qu’il est actuellement.
B) Une restauration de la compétitivité ã travers la déflation en cours, une option encouragée par l’Allemagne. Cette option « à la latino américaine », suivant les recettes imposées ã ce sous-continent pendant « la décennie perdue » en 1980, implique une longue période de « croissance négative » ou anémique, politiquement et socialement intenable. Contre toute illusion par rapport ã une solution rapide de la crise, voyons ce qu’en pense l’un des principaux acteurs politiques et économiques de cette période, le mexicain Guillermo Ortiz [3] : « des réductions massives de la dette grecque sont nécessaires, mais elles ne vont pas, par elles même, faciliter la réadaptation économique ou restaurer la croissance. Aujourd’hui personne ne connait le volume de dette qu’il va falloir élaguer. Aussi, parler de l’équivalent d’un ‘Plan Brady’ pour la Grèce me semble prématuré et déplacé. Le Plan Brady était le programme financier mis en place dans les années 1990 par le Secrétaire au Trésor des Etats Unis pour sauver les pays d’Amérique latine de leur crise de la dette en les aidant ã vendre leurs bons émis en Dollar US. Ce plan a fonctionné parce que des mesures d’ajustement fiscal et des réformes structurelles avaient déjà été mises en place au cours des huit ou neuf années précédentes. Or ce n’est certainement pas le cas en Grèce. La magnitude de l’ajustement fiscal mis en place en Amérique latine fut brutale, bien que les niveaux moyens de dette n’atteignaient pas les deux cinquièmes du niveau actuel de la dette grecque. Le Mexique, par exemple, est passé en 1981 d’un déficit fiscal primaire de 8,4% du PIB, ã un excédent de 5% deux ans plus tard. Or, la Grèce ne sera pas capable d’accomplir la consolidation finale de 4% du PIB, décidée pour 2011. Mener ã bien un ajustement fiscal au beau milieu d’une récession interne et d’un environnement global négatif est assurément une tâche ambitieuse. Cependant, afin d’aller de l’avant, la Grèce doit surmonter cette phase sans avoir recours aux mécanismes de dévaluation et d’inflation employés en Amérique latine. Aussi difficile que cela puisse paraître, cela reste moins onéreux que de quitter la zone euro » [4]. C’est là le scénario idéal selon Ortiz. On peut aussi songer au cas de l’Argentine en 2001 et son défaut de paiement désordonné après trois années de récession et de mesures d’ajustement. C’est là un dénouement possible du scénario déflation/dépression.
C) La subvention des pays impérialistes de moindre compétitivité par les principales puissances impérialistes (ou une vraie union de transferts financiers) ; c’est-à-dire un transfert d’environ 5% du PIB du noyau central de la zone euro vers sa périphérie. Un mouvement de capital de cette ampleur entre des régions riches et pauvres n’est pas très courant. Cependant, dans le cadre d’un État-nation certes, c’est ce qu’a fait l’ex Allemagne de l’Ouest pendant vingt ans pour annexer l’ex Allemagne de l’Est. C’est ce qui se fait en Italie entre le Nord riche et le Sud pauvre (le Mezzogiorno), non sans créer des résistances comme dans le cas de la Ligue du Nord dont la pression a réussi ã faire réduire ces transferts. Par conséquent, un mouvement massif de ce type entre les différents pays de l’UE est hautement compliqué ã mettre en œuvre politiquement, voire presque impossible. En effet, du point de vue de l’Allemagne, cette monétarisation de la dette éliminerait sa capacité de pression sur les États pour en exiger des réformes et affaiblirait l’influence de Berlin sur eux. C’est l’exact contraire de ce que prône actuellement par la chancelière allemande, ã savoir le renforcement du traité de Maastricht.
C’est pourtant le chemin rêvé par les réformistes de tout poil. En témoigne, par exemple, un entretien récent du père de l’école de la Régulation, Michel Aglietta : « le chemin qui me semble le plus adéquat pour résoudre la crise actuelle : celui emprunté par les USA et le Royaume-Uni après la Seconde Guerre Mondiale pour résorber leurs dettes de guerre. Rappelons que, en 1945, les USA avaient une dette d’une valeur de 130% du PIB et que celle du Royaume-Uni atteignait 260%. Cet endettement était pour eux un moyen de maintenir les taux d’intérêt réels très bas, ã un niveau inférieur au taux de croissance de l’économie. C’est là le méchanisme qui leur permit de réduire mécaniquement et régulièrement la charge de la dette, y compris avec un déficit public primaire. Cette stratégie s’appuie sur deux piliers (…) : tout d’abord [les nord-américains] ont suspendu l’indépendance de la FED entre 1945 et 1951, pour qu’elle fasse des efforts pour maintenir les taux à long terme aussi bas que possible. Ensuite, ils ont appliqué un plan de dépenses publiques massives pour aider l’investissement privé : le plan Marshall. C’est la seule issue par en haut. Mais cela ne peut pas arriver sans la coopération des États membres qui doivent se mettre d’accord pour que la BCE joue son rôle de prêteuse en dernière instance vis-à-vis des États, ce qui est la condition fondamentale pour l’intégrité du système bancaire européen. Surtout, nous devons nous donner du temps et ne pas essayer de retrouver l’équilibre budgétaire en trois ans » [5].
Dans un cadre pragmatique et étant données les difficultés dans l’application des autres options, la monétarisation temporaire des dettes de la périphérie pourrait représenter ã un moment donné la seule option pour sauver l’euro.
D) Dans un contexte où les pays de la périphérie échouent dans l’application des plans d’ajustement si leur mise en œuvre devient intolérable pour les populations, il ne resterait aucune autre alternative que de se déclarer en défaut. Parallèlement ces pays pourraient se voir obligés de sortir de la zone euro pour restaurer leur compétitivité ã travers une dévaluation drastique de leur monnaie. Si seulement des pays comme la Grèce, le Portugal ou Chypre sont obligés de suivre cette option, la zone euro, bien que plus réduite, pourrait survivre. Mais si l’Espagne ou l’Italie devaient faire de même, alors ce scénario serait moins probable et l’euro risquerait réellement d’éclater.
Comme nous le voyons, les difficultés de mise en place des trois premières variantes que nous avons mentionnées font de l’option D) un scénario de plus en plus probable. Cela ne veut pas dire que les gouvernements ne feront pas tout pour éviter ce scénario étant donné le traumatisme que représenterait une sortie de l’euro ainsi que la conversion de leurs dettes et contrats en une nouvelle monnaie nationale. Mais des catastrophes de ce type ont déjà eu lieu dans l’histoire. Au cours de cette crise on a ainsi pu assister à la chute de Lehman Brothers. Surtout, des scénarios de cette sorte ne peuvent être écartés étant donné le caractère historique de la crise capitaliste actuelle, non seulement en Europe mais aussi au niveau international. S’approche alors la perspective d’une destruction (et dévalorisation) importante de capitaux, comme cela a été le cas entre les deux guerres mondiales en Europe, ã travers des faillites bancaires et industrielles et l’annulation des dettes au prix d’une terrible destruction économique et sociale. Ce chemin est déjà , partiellement, celui dans lequel se sont engagés des pays comme la Grèce.
Ce scénario serait le scénario le plus extrême. Il pourrait en ce sens en exister d’intermédiaires si la bourgeoisie impérialiste européenne et ses gouvernements ne perdent pas le contrôle de la crise avant. On pourrait songer ã des dévalorisations accompagnés de défauts de dette partiels, en Grèce mais pas uniquement comme l’a laissé entendre le dernier Sommet de l’UE. Cela irait de concert avec des faillites bancaires. Après l’application en parallèle de mesures d’austérité [6] il serait possible que des pays comme l’Allemagne ou la Hollande aient recours ã des obligations européennes, quoiqu’en dise aujourd’hui Merkel, c’est-à-dire une fois leur position de force parfaitement affirmée. Mais tout ceci pourrait s’écrouler en cas d’accident de parcours et Berlin, en cherchant coûte que coûte ã imposer son agenda propre sur l’ensemble de la zone euro joue avec le feu.
Une occasion en or pour Berlin afin d’imposer une domination allemande plus importante sur le reste de l’Europe
Angela Merkel
Comme nous l’écrivions déjà dans des articles précédents [7] la crise en cours représente une opportunité unique pour la bourgeoisie allemande d’avancer rapidement dans son ambition stratégique d’une politique plus intégrée de l’UE sous sa domination. Merkel sait qu’elle doit réussir ã forcer les gouvernements fortement endettés du Sud de l’Europe ã accepter ses intentions d’accentuer le contrôle des bureaucrates de Bruxelles sur les budgets nationaux. Outre le fait de créer les conditions pour que les dettes soient payées, son objectif est d’imposer ã ces économies une vaste restructuration au service du capital allemand et des multinationales européennes les plus fortes. Avec le contrôle des dépenses, la bourgeoisie allemande cherche ã faire diminuer la part de celles-ci destinée à la consommation et aux acquis sociaux qui restent encore de « l’État-providence ». En même temps, Berlin cherche ã réduire les dépenses dans les secteurs non-productifs et les orienter vers l’amélioration des conditions d’investissement.
Il faut souligner quand même, contre toute la « germanophobie » ambiante que l’on retrouve chez certains porte-parole du capitalisme bien de chez nous comme le PS, la transformation qualitative du rapport capital/travail en Europe est soutenue par tous les secteurs de la grande bourgeoisie européenne et par le capital transnational qui a des investissements en Europe et pas uniquement par la bourgeoisie allemande, bien qu’elle pousse fortement en ce sens en raison de son poids économique et politique grandissant. C’est précisément en ce sens que Berlin s’oppose ã ce que la BCE octroie inconditionnellement de l’argent pour couvrir les dépenses des pays débiteurs. L’Allemagne est consciente que, sans cette pression et ce « terrorisme financier » déployé par le grand capital, les gouvernements des pays périphériques pourraient refuser de remplir leurs engagements. Ils pourraient en effet céder à la pression de la rue et de secteurs de la classe dominante qui craignent de perdre leurs privilèges ou leurs petites affaires qu’ils entretiennent jusqu’aujourd’hui grâce à leurs liens privilégiés avec l’establishment politique.
La politique dure de la bourgeoisie allemande a déjà produit quelques résultats. C’est ce dont témoignent les nouveaux gouvernements qui lui sont inféodés, en Grèce, en Italie, ainsi que dans l’État espagnol avec le gouvernement PP récemment élu que Berlin considère moins sensibles aux pressions locales [8]. L’accord auquel sont arrivés Merkel et Sarkozy le 5 décembre constitue une tentative d’aller un peu plus loin dans l’imposition de l’austérité ã travers une version « mise ã jour » du Traité de Maastricht. La limitation du déficit fiscal annuel ã 3% du PIB serait maintenue mais elle s’accompagnerait désormais de sanctions en cas de non respect de celle-ci. Cette idée, qui n’est pas nouvelle, serait concrétisée pour la première fois. Par ailleurs, la limitation de la dette publique serait inscrite dans les lois de chaque pays, la Cour Européenne de Justice étant chargée de vérifier son application correcte et les sanctions seraient automatiques en cas d’excès ( moins qu’une majorité qualifiée du Conseil européen ne s’y oppose). Bruxelles ne se mêlerait pas cependant des budgets nationaux, n’ayant pas le pouvoir de les corriger ni d’y opposer un veto. Tout pays signataire ferait usage de sa souveraineté pour s’auto-imposer –dans sa Constitution- la « règle d’or ». Un budget qui ne s’y tiendrait pas violerait ainsi non seulement le traité mais aussi la Constitution du pays en question, un moyen de contraindre les bourgeoisies nationales ã faire leurs les imprécations de Merkel et de Sarkozy. Vendredi 9, « Merkozy » ont réussi ã convaincre des points essentiels de ce pacte le reste des gouvernements de la zone euro et même les autres gouvernements de l’UE, à l’exception de la Grande Bretagne.
La politique allemande déstabilise les équilibres européens
Il faut souligner cependant que dans son élan dominateur Merkel risque en réalité de voir l’ensemble de l’édifice de l’Eurozone lui exploser à la figure. Pour l’instant un nouveau Lehman a été évité mais le risque continue ã exister. Les étincelles potentielles ne manquent pas : la perte du « triple A » par la France, un échec de l’Italie pour trouver des fonds au taux voulu lorsqu’elle fera appel aux marchés en janvier ou février, une faillite d’une banque structurante dont les relations mettent en échec l’ensemble du système financier, un défaut de paiement de la Grèce que certains anticipent pour les fêtes de fin d’année (l’exemple de ce que faisaient traditionnellement les gouvernements latino-américains au temps des défauts de paiement). Merkel espère que la BCE sera capable de contrôler la situation face ã ce genre de scénario, mais il est possible que cette institution se trompe ou arrive trop tard, à l’image de la FED laissant tomber Lehman Brothers.
Plus grave même, la tentative de domination allemande est en train de déstabiliser la trame du complexe édifice européen, ouvrant une brèche peut-être insurmontable entre les pays du Nord et ceux du Sud de l’Europe avec des conséquences imprévisibles. Les vieux architectes de la politique européenne de l’Allemagne, du démocrate-chrétien Helmut Kohl au social-démocrate Helmut Schmidt le reconnaissent d’ailleurs, alarmés. Agé de 92 ans dans le cas de Schmidt, il est, selon Rafael Poch de La Vanguardia, « le patriarche qui par l’âge se confesse ‘par-delà le bien et le mal’ et que la nation écoute avec un profond respect ». Or Schmidt a affirmé qu’« il n’y a pas de politique [semblable ã celle que mène Merkel] dans un autre pays européen » et a « accus[é] le gouvernement allemand d’avoir rompu l’équilibre historique entre le centre et la périphérie européenne, la formule imaginée, il y a soixante ans, par les pères fondateurs de l’UE pour éviter la maladie chronique belliciste du continent » [9]. Dans un discours intitulé « l’Allemagne en Europe et avec l’Europe », Schmidt a parlé Histoire : « on peut appréhender l’histoire de l’Europe comme une suite sans fin de conflits entre la périphérie et le centre et entre le centre et la périphérie, avec, toujours, le centre de l’Europe comme champ de bataille », pour conclure qu’aujourd’hui « tandis que la connaissance et le souvenir des guerres du Moyen Age ont ã quelques détails près disparu de la conscience de l’opinion publique des nations d’Europe, le souvenir des deux guerres mondiales du XXe siècle et de l’occupation allemande joue toujours de façon latente un rôle capital ». Pour lui, le sens historique de l’unité européenne est le suivant : « plus la République fédérale allemande a gagné en poids économique, militaire ou politique, au cours des décennies 60, 70 et 80, plus l’intégration européenne a été perçue par les dirigeants européens comme une assurance contre une toujours possible tentation allemande d’exercer un pouvoir politique. L’opposition des débuts ã une réunification des deux États allemands nés de la guerre, par exemple celle de Margaret Thatcher ou celle de François Mitterrand […], était indiscutablement motivée par la crainte d’une Allemagne forte au centre du petit continent européen […]. Mais ce développement économique et cette crise simultanée de la capacité d’agir des organes de décision de l’Union européenne ont poussé l’Allemagne vers un rôle central. Consentante et de concert avec le président français, la chancelière allemande Angela Merkel a accepté ce rôle. Mais il y a dans bien des capitales et des médias européens une crainte croissante face ã une possible domination allemande. Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’une domination militaire ou politique mais d’un centre économique surpuissant ! […] Si nous, Allemands, nous nous laissions aller, sûrs de notre force économique, à la tentation de revendiquer un rôle dirigeant en Europe […], cela inciterait une majorité de nos voisins ã se défendre. Les craintes de la périphérie face ã un centre trop puissant ressurgiraient rapidement […]. L’Allemagne s’isolerait ». Et plus durement, il critique le cours politique actuel en ces termes : « Qui, maintenant, donne ã comprendre qu’aujourd’hui et dans le futur, on parlera allemand en Europe, qui, comme récemment un ministre des Affaires Étrangères, dit que les visites ã Kaboul ou ã Tripoli, mises en scènes pour la télévision, sont plus importantes que le contact politique avec Lisbonne, Madrid, Dublin ou Helsinki, quand un autre dit qu’il faut éviter une ‘union de transferts’ ? Tout cela, ce n’est rien de plus que l’esprit national dur allemand.
Schmidt s’oppose ã ce que l’on présente le « modèle allemand » comme le modèle ã suivre : « Dans la recherche de solutions […], nous ne devons pas ériger notre ordre économique et social, notre système fédéral, notre conception du budget et des finances en modèle ou référence ã adopter, mais les présenter en exemple parmi d’autres possibilités […] » [10] . En même temps, il critique les politiques imposées à la Grèce dans des termes très durs : « d’autant que l’épargne et les coupes budgétaires imposées à la Grèce et exigées par l’Allemagne ne seront en rien une solution, mais conduiront au contraire à la récession, à l’expansion du chômage. C’est une ‘politique à la Brüning [11] ’ ».
Face ã cette faille à l’intérieur des pays de l’Eurozone, une autre crise très profonde s’ouvre avec les pays de premier ordre, étrangers à la zone euro mais membres importants de l’UE, comme la Grande-Bretagne. David Cameron, son Premier Ministre, craint que le progrès allemand et la plus grande intégration de l’Eurogroupe se fasse au détriment du poids et des attributions de la City de Londres, clé de voute de l’économie britannique. Sa proposition de signer les changements proposés par Merkozy au sujet de la conduite de l’Eurozone en échange de la réintroduction de l’unanimité sur les services financiers a été considérée inacceptable par l’Allemagne et la France. La détermination de Merkel a même réussi ã éloigner la Grande-Brtagne de ses alliés naturels, en l’occurrence le Danemark et la Suède. Mais le coût qu’a choisi de payer Merkel pour opter pour ce traité intergouvernemental en dehors de l’ensemble de l’UE pose certaines questions légales. Si l’objectif était un renforcement institutionnel, le véto anglais le remet en cause. Comment la Cours de Justice européenne pourrait-elle se prononcer sur le respect des règles fiscales si le Traité ne relève pas de son champ juridique ? Ces contradictions ainsi que le manque de mesures immédiates face aux coups de butoir des marchés contre la zone euro ont ouvert une nouvelle phase aiguë de la crise après un bref enthousiasme initial.
L’avenir de l’Union Européenne en question
Comme nous le soulignons dans un autre article [12] la crise est en train de changer de caractère, transformant une crise économique en une crise chaque jour un peu plus politique. Les autorités de l’UE ne réalisent pas que la sortie de la crise par l’austérité commence ã menacer sérieusement l’équilibre politique et social de la zone Euro. De même que les tendances bonapartistes commencent ã ressurgir, la lutte des classes se radicalise, comme ce fut le cas durant les journées de grève générale en Grèce, les 19 et 20 octobre [13] , dans le cadre d’une croissante polarisation politique et sociale. En même temps des mouvements géopolitiques inédits se développent à l’image des surprenantes déclarations du ministre des Finances polonais qui a dit craindre plus l’inaction allemande que son propre pouvoir. Une période de convulsions s’ouvre en Europe, faite de réactions et de progrès, de révolution et de contre-révolution. Ceux qui ne se préparent pas ã cette perspective se trouveront pris au dépourvu. La construction de partis révolutionnaires de combat dans le Vieux Continent est donc bien le mot d’ordre du moment.
17/12/11
[1] “The euro zone : Is this really the end ?”, The Economist 26/11/2011 citations suivantes
[2] “L’Europe face à la crise capitaliste mondiale », Juan Chingo, Stratégie Internationale N°6 juin 2009
[3] Ortiz a été sous-secrétaire à l’Economie et au Crédit sous la présidence de Salinas de Gortari. Après la dévaluation de 1994, il est passé ministre de l’Economie, poste qu’il a occupé jusqu’en 1997. De 1998 ã 2010, il a été gouverneur de la Banque du Mexique.
[4] “It’s too early for a Brady plan for Greece”, Guillermo Ortiz, Financial Times 21/11/2011
[5] "Temos de agir como os EUA fizeram com as suas dívidas de guerra", Esquerda.net 21/11/2011
[6] Ces mesures d’austérité seraient à l’opposé de la stratégie de relà¢chement monétaire ou « quantitative easing » appliquée en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis et qui ont démontré leur parfaite inefficacité pour sortir de la crise.
[7] Voir « Face à la banqueroute de l’Europe du capital : Pour les Etats-Unis socialistes d’Europe ! », Révolution Permanente N°2 octobre 2011, et « Les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union Européenne mènent l’Europe à la catastrophe », 3/11/2011.
[8] Voir J. Chingo, “L’Europe et le tournant bonapartiste”.
[9] “Hay otra Alemania”, Rafael Poch, La Vanguardia 5/12/2011. Contre Poch, nous soutenons qu’il y a une seule Allemagne de caractère impérialiste. La division entre l’élite politique et patronale reflète les risques qu’un saut dans la domination de l’impérialisme allemand incarnent. Mais ce qui est absent dans l’analyse politique “réaliste” de Schmidt, c’est le rôle central des Etats-Unis en Europe dans l’après-guerre, en plus du contexte de la Guerre Froide, ainsi que de la crainte du “communisme” qui explique la générosité nord-américaine de l’après-guerre par rapport aux dettes et au développement allemand.
[10] « L’intégration européenne, un devoir allemand »Helmut Schmidt, Le Temps 7/12/2011
[11] “Plaidoyer européen d’Helmut Schmidt », Tribune de Genève 4/12/2011
[12] Voir J. Chingo, “L’Europe et le tournant bonapartiste”.
[13] « La grève générale des 19 et 20 octobre marque un tournant dans la situation.Grèce : C’est la poussée de la classe ouvrière qui est derrière la crise politique », Philipe Alcoy 3/11/2011.